A la Paris Fashion Week, les nuits sont aussi belles que les jours


Au milieu du siècle dernier, l’idée que le vestiaire féminin (bourgeois) devait évoluer au fil de la journée était encore bien ancrée : tailleur de jour, robe courte pour le cocktail, fourreau long à la nuit tombée. Aujourd’hui, ces subtilités ont disparu – sauf, peut-être, pour les influenceuses, qui se changent plusieurs fois par jour. Lors des défilés automne-hiver 2023-2024 qui se sont tenus à Paris du 27 février au 7 mars, les designers se sont plutôt amusés à mêler les codes diurnes et nocturnes dans des tenues tout-terrain, dans lesquelles l’apparat rencontre le quotidien.

Lanvin.

« Lanvin est historiquement une maison pour le soir, mais j’essaie de la contextualiser aussi en plein jour », indique Bruno Sialelli, qui signe sa meilleure collection à ce jour. Le directeur artistique de Lanvin fait évoluer un éventail de propositions, parfois disparates mais bien exécutées. Femme du monde en manteau long en peau lainée, patronne d’entreprise en chemise-pantalon noirs, audacieuse en robe échancrée brodée de fleurs de verre ou grillagée de cuir et de perles, exploratrice en combi moulante ou pull-cagoule… Hybrides et portables, les pièces sont enrichies, tels ces manteaux ou chemises droits piqués de billes argent comme une nuit étoilée, ces escarpins scintillants de cristaux bigarrés, ces robes fluides en sequin vermillon ou en soie imprimée d’un bouquet d’arums et ajourées d’un losange métallique sur l’épaule. Une recherche d’équilibre entre concret et distingué.

Après avoir fait les beaux jours de Lanvin, entre 2001 et 2015, Alber Elbaz (1961-2021) a poursuivi sa recherche de sophistication pour son label personnel, AZ Factory, notamment dans des robes cocktail. Cette saison, après Thebe Magugu ou Lutz Huelle, ce sont Lucinda Chambers et Molly Molloy, de Colville, qui ont la tâche d’interpréter l’héritage d’Alber Elbaz. « Nous ne défilons jamais et nous nous sommes demandé s’il fallait rendre plus radicale et extrême notre proposition pour convenir à ce format, reconnaît le duo. Mais nous avons renoncé à forcer quoi que ce soit, tout devait être portable. » Le résultat, où dominent le vert olive et un rouge tranchant, entremêle avec goût des robes drapées en satin sablé ou moulantes en maille, mais mixées à des pantalons larges, des vestes en cuir nonchalamment nouées, des tours de cou pour jours glacés.

S’il y a bien une créatrice qui sait marier le jour et la nuit, c’est Stella McCartney : elle propose un vestiaire complet qui joue sur les paradoxes, où un blazer camel à la carrure masculine est associé à des cuissardes, où un sobre veston noir se marie avec un pantalon ajouré et strassé sur les hanches, où les robes cocktail mélangent les broderies de cristaux colorés avec des images de cheval… L’animal, justement, se trouve au centre de cette collection présentée au manège de l’Ecole militaire.

Stella McCartney.
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Les mannequins défilent – stoïques dans la gadoue – à quelques mètres de six d’entre eux et de Jean-François Pignon, célèbre dresseur de chevaux en liberté qui travaille sans fouet. Devant un public médusé, les camargues forment une ronde, font des roulades au sol, s’étirent, se caressent. « Il y a tellement de fourrure, de cuir et de plumes sur les podiums dans les collections automne-hiver, déplore la créatrice. Je voulais montrer la beauté de l’animal vivant et faire remarquer qu’il n’est pas nécessaire d’en tuer pour faire une jolie collection bien réalisée. » Et, en effet, ses petits sacs en cuir végétal de champignon ou réalisés à partir de marc de raisin sont tout aussi rutilants que ceux de la concurrence.

Cravate noire sur dentelle rose

Chez Valentino, Pierpaolo Piccioli décline son vestiaire autour de la cravate noire. « Je voulais transformer un symbole de la masculinité en quelque chose de complètement différent, parce qu’une fois que vous videz un symbole de sa signification il y a une opportunité d’en faire autre chose. » L’idée lui est venue par sa fille, adolescente, qu’il a trouvée un soir à la maison habillée d’une ancienne robe Valentino, d’une chemise blanche et d’une cravate noire. « Son attitude m’a inspiré », explique le créateur.

Valentino.

De prime abord portée de manière classique, sur des chemises blanches accompagnant des costumes, de longs manteaux noirs ou associée à des ensembles rouges, la cravate noire version Pierpaolo Piccioli gagne peu à peu en sophistication. On la retrouve nichée sur un chemisier en tulle et dentelle rose mixée avec une minijupe à plumes, ou posée sur de grandes robes du soir entièrement piquées de sequins brillants, ou d’autres, jouant la transparence. Aux pieds, les solides godillots noirs portés par la quasi-totalité des mannequins contrastent avec cette allure empreinte de chic.

Chez Miu Miu, où Miuccia Prada aime se livrer à toutes sortes d’expérimentations, les vestiaires diurne et nocturne s’entrechoquent, créant des silhouettes élégantes, mais aussi légèrement dérangeantes. C’est un tailleur de jour qui, au lieu d’être en laine, est coupé dans une mousseline à pois laissant apercevoir les sous-vêtements. Un col roulé en mérinos porté avec une simple culotte entièrement brodée de pierres fantaisie et des escarpins en satin. Des silhouettes décalées, avec une jupe portée très taille basse d’où sort un collant qui, en remontant sur le ventre, emprisonne le bas d’un cardigan. Les petits sacs madame sont lestés de trousseaux de clés qui évoquent plutôt le quotidien que la tenue de soirée.

Miu Miu.

« Cette collection explore l’idée du regard, comment les vêtements peuvent être perçus différemment selon qui les regarde et le degré d’attention qu’on leur consacre. C’est une invitation à réexaminer », affirme Miuccia Prada. Pour parachever son jeu sur les apparences, elle a la bonne idée de vêtir des hommes, relativement androgynes, avec les mêmes jupes crayons, escarpins et sacs à main que les femmes.

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L’aura de Karl Lagerfeld était si intense que, même après sa disparition, en février 2019, Chanel est resté associé à lui. Et, dans un premier temps, Virginie Viard, qui l’a secondé pendant plus de trente ans et lui a succédé, a choisi de conserver sa manière de faire. D’un point de vue vestimentaire mais aussi dans le format des défilés, dont les décors imitaient la vraie vie (un quai de gare, l’abbaye d’Aubazine, où Gabrielle Chanel a grandi…). La signature de Virginie Viard se précise à chaque collection, transformant la maison par petites touches. Sa vision du défilé est avant tout cinématographique : après avoir réinterprété L’Année dernière à Marienbad (1961), en octobre 2022, elle introduit cette saison sa collection par de courts films en noir et blanc, signés Inez & Vinoodh, centrés autour de l’actrice japonaise Nana Komatsu, qui, dans son pull géométrique et sa jupe en tweed, ressemble à une héroïne de la Nouvelle Vague.

Chanel.

Avec Virginie Viard, le décor du show s’épure – un camélia monumental blanc occupe l’espace tendu de noir – et annonce le thème de la collection. La créatrice se sent à l’aise en jouant avec les codes de la maison, sans les conceptualiser ni les diluer dans d’autres univers. Avec justesse, elle décline la fleur, les deux couleurs antagonistes, mais aussi le logo double C, les perles, le tweed, à travers une garde-robe complète pensée aussi bien pour le jour que pour la nuit : tailleurs tout-terrain, manteaux à fleurs façon robe de chambre, vestes d’homme, amples cardigans, robes brodées de volants ou dos-nus… Il y a une dose de fantaisie dans le traitement du tweed avec ces tailleurs-bermudas ou ces grandes jupes asymétriques. Virginie Viard s’affirme aussi dans le choix des mannequins : Chanel fait partie des rares grandes marques à avoir montré des corps plus en chair. Et, dans cette fashion week où les femmes sont de nouveau excessivement minces, ce n’est pas anodin.



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