Au Cambodge, lire pour « oublier la dureté de la vie »


Au Cambodge, lire pour « oublier la dureté de la vie »

Phnom Penh (Cambodge)

De notre envoyé spécial

Dans les immenses ateliers de production de l’entreprise Top ­Summit, 5 800 petites mains répètent, dans un crépitement et une cadence infernale, les mêmes tâches derrière des machines à coudre ou à tisser. À l’heure de la pause déjeuner, elles sont plusieurs à fuir cet éprouvant vacarme pour se réfugier dans un étonnant petit havre.

Trônant à l’étage du réfectoire de cette usine textile de la banlieue de Phnom Penh, une bibliothèque aux allures d’un CDI de lycée propose très exactement 4 621 livres à ses employés qui, dans leur immense majorité, sont des employées. Là, une dizaine d’entre elles, assises autour d’une table, lisent avec attention et délectation romans, contes, ou essais.

Peu Sreion fait partie des fidèles. « On s’ennuie moins à la pause et on acquiert des connaissances », se réjouit la jeune femme de 26 ans, marinière aux couleurs de l’entreprise, un essai de culture générale entre les mains. Fille de paysans originaires de la province montagneuse de Kampong Speu, Peu Sreion a dû quitter l’école à 12 ans pour aider sa famille à la ferme.Grâce à la bibliothèque, elle rattrape ses années de scolarité manquées et emprunte des livres qu’elle n’a pas les moyens d’acheter.

« Même des ouvrages sur l’agriculture que j’apporte à mes parents quand je reviens au village ! », précise-t-elle. Et quand elle rentre au dortoir de la cité ouvrière le sac rempli de livres, les employées d’autres usines lui demandent « d’où ça vient ? ». « De l’usine ! », répond-elle. « Mais personne ne me croit », lâche-t-elle en haussant les épaules.

Top Summit fait partie de la trentaine d’usines textile au ­Cambodge qui ont bénéficié du programme conçu par l’ONG française Sipar de création de bibliothèques pour y proposer des services de lecture, des prêts de livres et des cours d’alphabétisation. Le secteur textile, poumon économique du pays en développement de 16 millions d’habitants, emploie 800 000 personnes, dont 85 % de femmes. Et 14 % de la population ouvrière est analphabète, selon l’Unesco.

Dix ans après, 25 des 30 bibliothèques créées fonctionnent toujours. « C’est rassurant de voir que la majorité de ces entreprises, dont le but premier reste la rentabilité, a décidé de poursuivre cette aventure éducative », se félicite Béatrice Montariol, conseillère en charge du développement des projets à Sipar. À l’origine, l’ONG sillonnait les cités ouvrières à bord de bibliobus.

« Les livres empruntés ne revenaient pas, c’était plutôt bon signe, se rappelle-t-elle. Ce qui a permis de convaincre les usines qu’une ouvrière heureuse d’aller au travail pour apprendre à lire, ou pour découvrir des lectures, serait encouragée à rester dans l’entreprise. Et de fait, les entreprises ont constaté une baisse de l’absentéisme et du turn over au bout de quelques mois. »

Hong Vannak, bibliothécaire chez Top Summit, confirme : « Les lectrices ont un meilleur rapport au travail. L’usine devient un lieu de socialisation, certaines font connaissance et se voient même à l’extérieur. » La bibliothèque avait ouvert ses portes dans l’usine en 2015, après les manifestations de 2013-2014 pour réclamer de meilleurs salaires. À l’époque Hong Vannak était imprimeuse. À force de la voir dévorer des livres, la direction lui a proposé de devenir responsable du lieu. « Une promotion inimaginable ! », s’émeut encore l’ex-ouvrière de 32 ans.

L’usine de la société britannique Dewhirst fut la première à se lancer dans l’aventure des bibliothèques, en 2013. « J’emprunte quatre livres par semaine, des histoires illustrées, faciles à lire, des contes pour ma fille qui a 4 ans », énumère Thaung Sreipeu, en esquissant un léger sourire, tout en joie contenue, en raison de la réou­ver­ture de la bibliothèque il y a quelques mois. « J’ai dû arrêter longtemps », soupire la couturière de 30 ans, tee-shirt orange au nom de l’employeur, qui a durement vécu la privation de livres pendant la pandémie.

« Avant je lisais des romans d’amour », confie-t-elle, un peu gênée. Désormais maman, Thaung Sreipeu préfère lire pour sa fille. « Je veux mettre toutes les chances de son côté : lui donner l’habitude d’écouter des histoires l’aidera quand elle apprendra à lire », escompte-t-elle, soucieuse de lui offrir l’éducation qu’elle n’a pas eue. À ses côtés, Hon Sreinet, enceinte à 23 ans, prend même les devants pour la future éducation de son enfant, elle qui a été placée en orphelinat à 8 ans.

« Chez moi, je lis à voix haute pour mon bébé, il adore car il me donne des coups, mais ici, je ne peux pas, sinon je dérange les autres », s’amuse-t-elle, entourée de ses collègues qui éclatent de rire. « J’aime les histoires réelles qui ont une morale », affirme-t-elle. « Moi, je lis pour rêver et oublier la dureté de la vie », déclare ­Sambath Chlay, le visage prématurément usé. À 59 ans, la doyenne de la bibliothèque se lève tous les jours à 4 heures du matin, fait deux heures de transport pour se rendre à l’usine où, femme de ménage, elle lave le sol entre les lignes de production.

Malgré le doublement du salaire minimum (190 € par mois) en une décennie, la vie en usine reste difficile, huit heures par jour, six jours par semaine. « Lire me permet de souffler », sourit Voun Sima, bibliothécaire bénévole, en levant une tête avant de replonger dans la lecture du Petit Prince. La jeune employée, tout juste la vingtaine, rêve d’un avenir meilleur et d’aider les plus précaires, grâce aux cours du soir qu’elle suit encore après sa journée à l’usine.­



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