Au cœur du Donbass, les forces ukrainiennes “prennent plus de risques” pour tenir


De notre envoyé spécial en Ukraine – Un an après l’échec de son invasion à grande échelle, Moscou a rassemblé 320 000 soldats dans la région orientale du Donbass pour submerger les défenses ukrainiennes. Dans l’attente du déploiement des nouvelles armes occidentales, les forces de Kiev peinent à tenir leurs lignes avec leur équipement obsolète. Reportage de France 24.

Au son des tirs d’artillerie, une unité ukrainienne creuse, à l’aide de machines de chantier, de nouvelles tranchées à quelques kilomètres de la ville orientale de Bakhmout. Les forces de Moscou y ont progressivement gagné du terrain grâce à des attaques frontales, quasi-suicidaires, dignes de la Première Guerre mondiale, soutenues par des mercenaires de Wagner bien équipés. Alors que l’étau russe se resserre sur Bakhmout, désormais proche de l’encerclement, les forces ukrainiennes ajoutent de nouvelles lignes défensives sur lesquelles se replier.

“Cette ligne est fortifiée au cas où Bakhmout tomberait”, explique le soldat Igor à France 24 depuis le sommet d’une colline. L’objectif de l’Ukraine : s’assurer que la chute de cette ville ne se transforme pas en une percée pour les forces russes.

“Nous sommes prêts à payer le prix pour gagner”, affirme Igor, faisant allusion au grand nombre de soldats ukrainiens déjà tombés au combat, “mais la victoire est maintenant entre les mains de nos alliés qui doivent nous fournir de meilleures armes”.

Igor assis dans la tranchée creusée par son unité, à quelques kilomètres de Bakhmout, le 10 février 2023.
Igor assis dans la tranchée creusée par son unité, à quelques kilomètres de Bakhmout, le 10 février 2023. © Mehdi Chebil / France 24

Ce mantra, nous l’avons entendu de la part de la quasi-totalité des soldats lors de nos visites sur plusieurs zones sensibles de la ligne de front, dans le Donbass. Et la demande d’armes occidentales supplémentaires se fait de plus en plus pressante à mesure que la Russie avance.   

Après avoir un temps misé sur la guerre d’usure en envoyant des condamnés mal entraînés au front, comme à Bakhmout, la Russie semble avoir changé de stratégie. Dans des zones telles que Kreminna ou Vuhledar, l’Ukraine est désormais confrontée aux assauts d’unités mécanisées professionnelles.

Les blindés occidentaux ne devant pas arriver avant la fin du printemps ou l’été, les forces de Kiev n’ont d’autre choix que de se défendre avec leur matériel de l’ère soviétique.

Camouflage de base : les troupes ukrainiennes dissimulent leurs chars avec des branches de pin.
Camouflage de base : les troupes ukrainiennes dissimulent leurs chars avec des branches de pin. © Mehdi Chebil / France 24

Plusieurs chars vieillissants T-64, T-72 et T-80 sont éparpillés dans une forêt de pins à une vingtaine de kilomètres des lignes russes. Sur leur blindage, le numéro accolé à la lettre “T” donne une idée approximative de la date de mise en service des premiers modèles. Les membres d’équipage que nous avons rencontrés n’étaient même pas nés à cette époque.

“Pas assez de blindés pour faire reculer les Russes”

Une fois que les soldats reçoivent les coordonnées de leur cible, les chars se rapprochent, par paire, pour tirer sur l’ennemi. Ils s’éloignent ensuite de la ligne de front, pour retourner à leur position initiale ou se diriger vers une autre localisation.

“En ce moment, c’est très difficile parce que l’ennemi pousse et nous n’avons pas assez de véhicules blindés pour les faire reculer”, explique à France 24 un soldat de la 25e brigade de chars ukrainienne, répondant au nom d’appelé ‘Volontaire’.

“Notre problème le plus urgent est la pénurie de munitions”, ajoute un officier supérieur, également prénommé Igor. “En pratique, cela signifie que nous devons prendre plus de risques car nous devons nous rapprocher de l’ennemi pour être sûrs de ne pas gaspiller d’obus.”

Obtenir suffisamment de munitions reste la priorité absolue de cette unité de chars sur le front oriental.
Obtenir suffisamment de munitions reste la priorité absolue de cette unité de chars sur le front oriental. © Mehdi Chebil / France 24

Le commandant de la compagnie de chars insiste sur le fait que la livraison de blindés occidentaux ferait une grande différence sur le champ de bataille.

Pour prouver ses dires, il nous invite à monter dans son T-80. Quelques secondes après nous être glissés dans le poste de tir exigu, nous réalisons à quel point l’équipage est dépendant de la technologie pour une chose aussi élémentaire que la visibilité.

Pas pour les claustrophobes : une fois la trappe du réservoir fermée, l'équipage a une très faible visibilité de ce qui se passe à l'extérieur. Ils dépendent de plus en plus de la communication avec les opérateurs de drones.
Pas pour les claustrophobes : une fois la trappe du réservoir fermée, l’équipage a une très faible visibilité de ce qui se passe à l’extérieur. Ils dépendent de plus en plus de la communication avec les opérateurs de drones. © Mehdi Chebil / France 24

Le système optique du T-80 est terriblement obsolète, avec des lunettes différentes pour le ciblage de jour et l’imagerie thermique, ne permettant pas d’alterner facilement entre les deux. Sur les chars occidentaux modernes, le tireur a accès aux deux imageries sur le même écran. Un point crucial, car l’imagerie thermique est très utile, y compris en plein jour, pour distinguer des cibles, notamment en forêt et en ville.

“Et les obus sont stockés juste en dessous de l’endroit où vous êtes assis”, souligne Igor, avec un petit sourire. Dans ces blindés, une frappe ou un incendie peuvent provoquer une explosion sous le siège, projetant la tourelle de char à plusieurs mètres. Ce phénomène, parfois appelé “tourelle volante”, est le cauchemar ultime des équipages opérant des chars soviétiques.

Les chars occidentaux ont la capacité d’engager le combat de plus loin et peuvent coopérer plus facilement sur le champ de bataille avec d’autres unités d’infanterie et d’artillerie, confirme Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue Militaire Suisse et ancien commandant adjoint d’une brigade blindée.

“Les chars en Ukraine sont aujourd’hui utilisés comme artillerie mobile. Il y a eu très, très peu de chars détruits par d’autres chars dans ce conflit. Les chars et véhicules blindés occidentaux peuvent donner un avantage aux forces ukrainiennes en leur permettant de se déplacer et de tirer en même temps. Mais cela nécessiterait deux ou trois semaines d’entraînement intensif”, explique l’expert militaire.

Malgré tout, il est peu probable que les chars occidentaux soient la solution miracle qui poussera les forces russes hors de la section de la ligne de front d’Igor. Le commandant de la compagnie considère les mines antichars comme l’une des plus grandes menaces dans cette zone. Un danger contre lequel les blindés modernes ne sont pas immunisés.

Un soldat ukrainien, chargé du déminage, à côté d'une mine antichar.
Un soldat ukrainien, chargé du déminage, à côté d’une mine antichar. © Mehdi Chebil / France 24

“Même avec des chars occidentaux, il serait difficile de percer les lignes russes dans le Donbass, car le front est fortifié depuis presque dix ans”, analyse Alexandre Vautravers. Outre la concentration d’artillerie et de missiles antichars, les lignes défensives dans cette zone comprennent des fossés profonds, des obstacles en béton et des terrains minés.

Opérations à cinq mètres du sol

Mikhail n’a, pour sa part, pas à se soucier des champs de mines. Ce pilote de 39 ans de la 12e brigade de l’aviation militaire pilote un hélicoptère d’attaque MI-24 “Hind”. Cinq modèles de son unité, qui comprend également des hélicoptères de transport MI-8, sont stationnés sur un terrain ouvert du front oriental. Des ouvriers de maintenance s’affairent à lubrifier les trous des pods de roquettes, tandis que d’autres vérifient l’alignement des palettes des hélicoptères. Ils doivent être prêts à décoller en un instant si leurs commandants leur envoient les coordonnées d’une cible.

Une unité d'hélicoptères compte plusieurs agents de maintenance par canonnier.
Une unité d’hélicoptères compte plusieurs agents de maintenance par canonnier. © Mehdi Chebil / France 24

“Tout le monde a un rôle à jouer dans la lutte contre les Russes. Quand l’infanterie ne peut pas bouger, ils appellent les hélicoptères (…) Nos sorties peuvent durer jusqu’à une heure et nous détruisons nos cibles dans 90 % des cas – mais c’est très dangereux”, explique Mikhail à France 24.

Le front du Donbass est fortement fortifié par des défenses aériennes et des manpads (missiles sol-air portables). Les pilotes de l’unité expliquent que plus ils volent à haute altitude, plus ils ont de chances d’être repérés par les missiles sol-air ennemis.

Mikhail assis dans son Hind. L'absence de munitions modernes à guidage laser pour ce modèle de l'ère soviétique signifie qu'il doit voler plus près des positions ennemies.
Mikhail assis dans son Hind. L’absence de munitions modernes à guidage laser pour ce modèle de l’ère soviétique signifie qu’il doit voler plus près des positions ennemies. © Mehdi Chebil / France 24

“Le manuel de spécifications du Hind indique que nous ne devons pas voler à moins de 20 mètres. Mais nous pouvons être détectés par les radars portables si nous montons à plus de 10 mètres. C’est pourquoi je ne vole généralement qu’à cinq mètres du sol”, explique Mikhail.

Comme d’autres soldats ukrainiens, les pilotes ont bon espoir que des armes occidentales de meilleure qualité aident à contrebalancer la supériorité numérique de la Russie. Mais ils sont aussi parfaitement conscients que les véhicules blindés promis n’arriveront pas en nombre suffisant sur le champ de bataille ukrainien avant plusieurs mois. Il sera alors trop tard pour aider à repousser l’offensive hivernale de la Russie.

En attendant, les forces ukrainiennes se tournent vers ce qu’elles appellent des “trophées” – des véhicules blindés russes, saisis après avoir été abandonnés par leurs équipages. Dans un lieu secret situé à l’extérieur de Kharkiv, nous avons visité un atelier militaire discret où des mécaniciens travaillent 24 heures sur 24 pour les remettre en état de marche.

Un mécanicien au travail sur un véhicule blindé de combat d'infanterie saisi en Russie.
Un mécanicien au travail sur un véhicule blindé de combat d’infanterie saisi en Russie.
© Mehdi Chebil / France 24

Un véhicule de combat d’infanterie BMP-3, dont les chenilles sont cassées, rouille dans un coin. Il sert de réserve de pièces détachées ; les mécaniciens nous disent qu’il a déjà contribué à donner une nouvelle vie à deux modèles similaires. Plusieurs chars russes sont entassés dans une petite cour, la lettre “Z” étant encore visible sur leur blindage.

Plusieurs chars de l'ère soviétique capturés par les forces ukrainiennes attendent d'être renvoyés sur le champ de bataille contre leur ancien propriétaire - la Russie. Remarquez la lettre "Z" encore visible sur le canon.
Plusieurs chars de l’ère soviétique capturés par les forces ukrainiennes attendent d’être renvoyés sur le champ de bataille contre leur ancien propriétaire – la Russie. Remarquez la lettre “Z” encore visible sur le canon. © Mehdi Chebil / France 24

Depuis le début de l’invasion du 24 février 2022, la Russie a perdu 500 chars au profit de l’Ukraine, devenant, ironiquement, le premier fournisseur international de blindés à son ennemi. Mais pour les soldats ukrainiens, il ne fait aucun doute que seul le futur arsenal d’armes fournies par l’Occident permettra d’arracher les territoires occupés aux forces de Moscou.



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