comment les dissidents protègent leurs smartphones de la surveillance
Trois drones de surveillance bourdonnent au-dessus du rassemblement, qui tente d’accéder à la place du Bardo à Tunis, mais en est empêché par un barrage. Objectif, identifier ceux qui osent contester la loi adoptée le jour même. Le Parlement vient en effet de réviser la loi électorale, juste avant l’élection présidentielle du 6 octobre. « Changer les règles du jeu en cours de route, c’est tricher », dénonce Mohamed Fridhi, secrétaire général de l’Association des diplômés au chômage. À présent, les contentieux électoraux ne seront plus tranchés par les tribunaux administratifs, mais par les cours d’appel réputées plus proches du président sortant Kaïs Saïed, candidat à sa réélection.
À côté de lui, un groupe de jeunes vocifère en boucle le même slogan : « Le régime va tomber. » Pour se rendre à cette manifestation non autorisée, il a fallu braver de nombreux barrages, créant d’immenses embouteillages dans la capitale. Au final, seule une petite centaine a échoué là, pour représenter la société civile en colère. Tous ont veillé à « nettoyer » leur téléphone portable, quand ils ne l’ont pas laissé chez eux.
Ruser pour masquer ses messages
Car en cas d’arrestation, leur contenu est la plupart du temps fouillé. Et, en vertu du décret-loi 54 signé par Kaïs Saïed en 2022, moins d’un an après s’être adjugé les plein pouvoirs, les militants risquent jusqu’à cinq ans de prison s’ils diffusent de « fausses informations et rumeurs » sur Internet, ou s’ils se rendent coupables d’offense envers l’État. Une critique déplaisante, et c’est la détention. Effacer son historique, utiliser les messages éphémères dans les applications – WhatsApp ou Signal – sont devenus des gestes courants. « L’an dernier, ils ont épluché tout mon répertoire sans rien trouver, les autorités nous traitent comme des sociétés secrètes alors que toutes nos positions sont bien connues », s’indigne Mohamed Fridhi.
Pour d’autres, la fouille a moins bien tourné. Le coordinateur général du parti de gauche Al Qotb (« le pôle »), Riad Ben Fadhel, cueilli par la police en novembre 2023, a refusé de déverrouiller son téléphone. Un acte de résistance expose le contrevenant à un an de prison. « Malgré cela, nous nous sommes rendu compte que la police, peut-être avec l’aide de l’opérateur, est parvenue à recréer le compte de messagerie, et à aller chercher les conversations », explique son avocat Bassem Trifi, par ailleurs président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH). Riad Ben Fadhel a depuis été condamné à quatre ans et demi d’enfermement pour blanchiment.
Parades informatiques
L’affaire a contraint le parti à reprendre à zéro toutes ses procédures informatiques. « Comme d’autres partis d’opposition, nous avons proposé des formations en sécurité digitale à tous nos adhérents », précise Najla Kodia, propulsée numéro deux de cette famille politique depuis l’arrestation du coordinateur général. Même branle-bas de combat parmi les défenseurs des droits humains, qui se sont appuyés sur d’autres ONG, comme Front Line Defenders, pour protéger leurs systèmes : mise en place de connexions sécurisées via VPN, instauration de doubles identifications, etc. « Un climat de peur s’est instauré, alors qu’on peut être inculpé pour un avis en ligne. Nous avons mis en place des scénarios, en cas d’arrestation », indique Souhaieb Ferchichi, responsable des plaidoyers auprès de I Watch, ONG pour la transparence en politique.
Des collectifs de « hackeurs éthiques » se sont constitués. Ces derniers ont les clés d’accès des militants, et l’aval préalable des personnes concernées pour effacer à distance les contenus compromettants de leur mobile avant que l’opérateur le déverrouille, de gré ou de force. « Ce n’est pas fiable à 100 %. Mais au lieu de trouver vingt motifs d’inculpation, les policiers n’en trouvent que deux. Cela permet d’alléger les peines », commente Najla Kodia. Ces précautions seront indispensables à l’avenir, d’après Souhaieb Ferchichi qui redoute « un durcissement et des vagues d’arrestations collectives », après la réélection annoncée de Kaïs Saïed.
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Une élection totalement verrouillée
Outre le président Kaïs Saïed qui brigue un nouveau mandat, le 6 octobre prochain, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) n’a retenu que deux candidats : Zouhair Maghzaoui (gauche panarabe) et Ayachi Zammel (libéral).
Mardi 1er octobre, Ayachi Zammel a été condamné à 12 ans de prison. La justice lui reproche d’avoir enfreint les règles sur les parrainages. Il peut néanmoins maintenir sa candidature.
La campagne électorale a été marquée par un bras de fer entre l’Isie qui, sous l’influence de Kaïs Saïed, a exclu des candidats, et le tribunal administratif supérieur qui a ordonné leur réintégration.
La révision de la loi électorale, à quelques jours du scrutin, prévoit que les litiges électoraux soient désormais confiés aux cours d’appel et à la Cour de cassation, moins promptes à invalider les décisions de l’Isie.