en Arizona, les jeunes inquiets pour la démocratie
Une grosse Jeep remonte Drinkwater Boulevard, une artère traversant la vieille ville de Scottsdale dans la banlieue de Phoenix. Fixé sur le capot, un squelette ; à l’arrière, attaché à la roue de secours, un autre squelette, équipé lui de lunettes sombres.
Le soleil brille sur l’Arizona et même si sous ces latitudes, l’automne, ailleurs saison des citrouilles, ne vire pas à l’orange, on y célèbre aussi Halloween, comme partout aux États-Unis. L’Amérique des grands autant que celle des petits aime jouer à se faire peur.
Duel au soleil en Arizona pour Donald Trump et Kamala Harris
Mais à l’approche du scrutin du 5 novembre, l’Arizona n’a pas trop à se forcer pour se faire frissonner. Le climat est ici oppressant. Le long des routes, on peut apercevoir, parmi les panneaux publicitaires géants habituels, des messages inquiétants. Certains montrent une photo de Donald Trump le poing serré, lors de la tentative d’assassinat qui le visa en juillet, accompagné de la mention « démocrates et indépendants pour Trump ».
D’autres affiches disent : « Si ce n’est pas serré, ils ne peuvent pas tricher », renvoyant à un site Web semant le doute sur le déroulement des élections. Et parmi les candidats à des fonctions locales, dont les pancartes plantées dans le sol occupent les principaux carrefours de Scottsdale, certains disent se présenter pour « protéger la démocratie ».
Si l’ambiance est pesante dans cet État de l’Ouest, c’est que le duel au soleil entre Kamala Harris et Donald Trump est sans merci. L’Arizona est l’un des sept « swing states », ces États-clés qui détermineront l’issue de la course à la Maison-Blanche. Vainqueur en 2016 – comme tous les républicains depuis l’après-guerre, à l’exception de 1948 et de 1996 –, Donald Trump y avait perdu d’un cheveu en 2020 face à Joe Biden. Aujourd’hui, il est au coude à coude avec Kamala Harris.
Les résultats avaient été contestés en 2020, sous la pression des complotistes
La tension est vive aussi parce que l’Arizona a été, il y a quatre ans, l’épicentre des tentatives de manipulations post-électorales. Les résultats avaient été contestés, sous la pression des complotistes. Des rassemblements avaient eu lieu pour faire pression sur les autorités et intimider leurs employés.
Parmi les relais les plus bruyants de ces théories, figurait l’actuelle candidate républicaine au Sénat, Kari Lake. Si elle ravit, le 5 novembre, le siège détenu aujourd’hui par une démocrate qui ne se représente pas, elle pourrait faire basculer la majorité de cette assemblée décisive, notamment pour les nominations à la Cour suprême.
D’autre part, des manœuvres avaient été ourdies en 2020 pour désigner de faux grands électeurs républicains, en lieu et place des démocrates gagnés par Joe Biden – chaque État désigne des grands électeurs, en fonction des résultats de l’élection, qui constituent le Collège électoral chargé de désigner formellement le président. Dans cette affaire, une procédure judiciaire est en cours contre une vingtaine de personnes et un procès est prévu en janvier 2026.
Toutes ces tentatives de manipulations sont prises très au sérieux par un électorat dont on met pourtant souvent en doute l’engagement citoyen : les jeunes. « La menace sur la démocratie, c’est une préoccupation majeure pour moi et mes proches, explique Rory, 25 ans, étudiant en administration publique à l’université d’État de l’Arizona (ASU) à Tempe, à côté de Phoenix, capitale de l’État. C’est vrai je pense pour beaucoup d’Américains depuis 2020, mais plus encore pour nous, les jeunes, qui allons bientôt entrer dans la vie active et être en responsabilité dans l’Amérique qui se dessine aujourd’hui. »
Forte mobilisation attendue des jeunes
Cette prise de conscience explique leur forte mobilisation en Arizona à l’approche du 5 novembre. « Je ne connais personne autour de moi, étudiant ou non, qui ne compte pas voter, poursuit Rory. L’enjeu est trop grand, même si on est comme moi indépendant, insatisfait du Parti démocrate comme du Parti républicain ». Selon une enquête du Centre pour une démocratie indépendante et durable (Center for an Independent and Sustainable Democracy, CISD) de l’ASU publiée en 2023, deux tiers des jeunes en âge de voter de la génération Z (nés entre 1994 et 2012) en Arizona se disaient certains de se rendre aux urnes, et 29 % considéraient qu’ils pourraient le faire.
« Cette génération considère que les partis ne s’occupent pas de leurs préoccupations ou y répondent mal, mais ça ne signifie pas que la “Gen Z” se désintéresse de la politique », explique Thom Reilly, codirecteur du CISD. La jeunesse américaine a du mal à trouver sa place dans un système dominé par deux partis. En Arizona, précise le politologue, près de la moitié des électeurs de cette génération se disent, comme Rory, « indépendants » : aux États-Unis, on demande aux nouveaux inscrits sur les listes de déclarer une affiliation à un parti, pour pouvoir participer aux primaires de ce parti, première étape de toute élection, locale ou nationale ; or la majorité des 18-30 ans choisit la case « indépendant ».
La génération Z, « frustrée mais engagée »
« Mais leur intention de voter confirme leur conscience des enjeux », assure Thom Reilly. D’où le titre du rapport du CISD : « Frustrés mais engagés ». Et parmi les principales raisons d’agir figure la défense de la démocratie. Eux-mêmes, bien qu’abreuvés par les réseaux sociaux, y compris TikTok, terrain de jeu préféré des manipulateurs en tout genre, ne croient pas trop aux théories du complot qui foisonnent sur la fraude électorale. Selon l’enquête de Thom Reilly, les plus de 50 ans sont les plus sensibles, en Arizona, à la propagande des conspirationnistes.
L’une des explications est que la « Gen Z » étant plus progressiste que les autres générations, elle n’avale pas les couleuvres des complotistes venant de la droite. Elle en mesure le danger. « Cette année encore, je m’attends à ce qu’il y ait de nouvelles contestations, déplore Matt, 25 ans, étudiant à l’ASU. J’ai assisté il y a quelques jours à la réunion du bureau du comté. La moitié du public a pris la parole pour dénoncer le mode de fonctionnement électoral… »
Caméras et transparence électorale absolue à Phoenix
Le comté de Maricopa, qui comprend la ville de Phoenix, est le plus peuplé d’Arizona. Le bureau, équivalent du conseil municipal pour une ville, a retenu les leçons de 2020. Cette année, il joue la carte de la transparence totale : depuis le 9 octobre, date de l’ouverture du vote anticipé, les caméras tournent. Sur le site du comté, on peut voir en direct les employés dépouiller les bulletins déjà reçus, surveiller les bureaux, etc. Même le serveur qui centralise les données du dépouillement est filmé 24 heures sur 24, enfermé à double tour dans une pièce aux parois transparentes…
Pour tenter de prévenir les affabulations de toute sorte, le comté organise aussi des visites des installations. « C’est sûr que le processus est complexe et qu’on peut se poser certaines questions, concède Matt. Mais une fois qu’on comprend comment ça marche, on n’a plus de doute. »
Lui a participé à l’une de ces visites avec l’ASU. Non pas qu’il fût sceptique, mais par curiosité. Notamment sur le vote par correspondance, solution qu’il préfère, et qui suppose la comparaison de la signature apposée par l’électeur sur l’enveloppe avec celle détenue dans les fichiers des autorités depuis l’inscription sur la liste électorale.
Le vote par correspondance… Le sujet fait sourire Joseph Garcia. Il dirige l’ONG Si se vota, qui s’efforce d’encourager les jeunes Latinos, en général peu portés sur les élections, à prendre au sérieux leurs responsabilités civiques. « La “Gen Z” n’a jamais été poster une lettre de sa vie !, dit-il en riant. Déjà un bulletin en papier, ça leur fait peur. D’autant qu’il y a plein de cases à cocher… comme sur un formulaire des impôts ! Nous votons le même jour pour le président, le député, le sénateur, le shérif, le bureau d’éducation, sans oublier les réponses à des tas de référendums. Le premier truc à faire, c’est de rassurer les jeunes devant ce qui leur semble être un casse-tête. »
Les jeunes Latinos se tiennent à l’écart des partis
Mais Joseph Garcia se réjouit : cette année, la part des Latinos inscrits sur les listes électorales en Arizona est presque conforme à leur part dans la « Gen Z » – 31 % contre 33 %. Une donnée encourageante. Le climat des années Trump n’y est pas pour rien.
« C’est sûr, tous ont dans leur entourage une personne vulnérable, car sans papier, dit-il, alors qu’eux sont, dans la grande majorité des cas, nés aux États-Unis. Ceci dit, ils sont comme les autres Américains de leur âge, concernés par le changement climatique, les droits des minorités sexuelles, etc. L’immigration n’est pas leur unique préoccupation. »
Le combat n’est toutefois pas encore gagné : il faut maintenant que ces jeunes inscrits aillent au bout de leur démarche et fassent entendre leur voix le 5 novembre, comme bon leur semble. « Nous ne sommes pas là pour leur dire pour qui voter, prévient-il. De toute façon, ça ne marcherait pas ! »
Comme les autres de la génération Z, les jeunes Latinos se tiennent à l’écart des partis. Ce qui peut rendre aléatoire leur mobilisation. Quand Donald Trump est venu sur le campus le 24 octobre pour un meeting, il n’y avait aucun mouvement de protestation pour l’accueillir.
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La jeunesse américaine rarement mobilisée dans les urnes
Le taux de participation des jeunes Américains à l’élection présidentielle est en général assez faible : depuis les années 1970, il dépasse rarement la barre des 50 % (calculé aux États-Unis par rapport aux 18-29 ans en âge de voter, et non, comme en France, par rapport aux inscrits sur les listes électorales).
L’élection de 2020 a toutefois marqué une exception, avec 55 % de participation, soit plus même qu’en 2008, quand Barack Obama avait soulevé l’enthousiasme d’une partie de la jeunesse américaine (51 %).
En 2016, seuls 44 % des 18-29 ans avaient accompli leur devoir civique. Il fallait remonter à 1996 et 2000 pour trouver une plus forte abstention (de l’ordre de 60 %).