« En Ukraine, comme dans l’ex-Yougoslavie, la justice internationale ne doit pas être une justice des vainqueurs »


« Herbarium », installation d’Ismar Cirkinagic (2022). Né à Prijedor, en Bosnie, e n 1973, Ismar Cirkinagic quitte la Yougoslavie en  1992 alors que le pays est en voie de désintégration. Installé au Danemark, il est diplômé de l’Académie royale des beaux-arts. Il retourne en Bosnie en  1998, trois ans après le massacre de Srebrenica. A partir de 2004, il rencontre, autour de Prijedor, des personnes qui travaillent à exhumer les corps des fosses communes liées au nettoyage ethnique et aux exécutions de masse, et il photographie ces paysages. « Je me suis demandé quelles plantes poussaient là et quel était le rôle de la nature dans cette situation spécifique. Les corps des fosses communes nourrissent les plantes et accèdent ainsi à une nouvelle forme de vie.  » Pour chaque plante de ses herbiers, l’artiste indique le lieu où elle a été cueillie et le nombre de corps découverts dans la fosse.

Jean-Arnault Dérens est historien, spécialiste des Balkans, et journaliste, fondateur du média en ligne Le Courrier des Balkans. Il vient d’écrire, avec le journaliste Laurent Geslin, Les Balkans en 100 questions. Carrefour sous influences (Tallandier, 352 pages, 19,90 euros).

Il y a trente ans, le 25 mai 1993, était créé le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). A cette décision font écho les débats actuels sur la nécessité de juger les crimes de guerre en Ukraine. Dans quelles conditions fut-elle prise ?

La résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée en pleine guerre de Bosnie-Herzégovine, émane de la volonté occidentale de ne pas créer un « tribunal des vainqueurs », à l’instar de celui de Nuremberg [1945-1946] après la seconde guerre mondiale, mais un tribunal pénal neutre, pour dire le droit. Dans les guerres des Balkans, il n’y a ni vainqueurs officiels ni capitulation. La guerre de Bosnie s’arrête avec les accords de Dayton, en décembre 1995, qui donnent d’énormes pouvoirs aux fauteurs de guerre, nationalistes serbes, croates ou bosniaques ; celle du Kosovo prend fin avec un accord technique de cessez-le-feu [le 9 juin 1999].

La création du TPIY permet aussi aux Européens et à la communauté internationale de se donner bonne conscience, alors qu’ils n’ont pas été capables d’empêcher la guerre, que les combats se poursuivent et que les tentatives pour les arrêter s’enlisent.

Le tribunal poursuit deux objectifs. Il s’agit d’abord de juger ceux qui ont violé le droit international, pour éviter l’émergence d’un sentiment de culpabilité collective au sein d’un peuple ou d’un autre. Ensuite apparaît l’ambition de mettre en œuvre une justice transitionnelle, afin d’amener les sociétés à faire face à leur passé de manière dépassionnée et de contribuer ainsi à la réconciliation entre les parties.

L’ambition du TPIY a-t-elle été atteinte ?

Oui et non. La feuille de route a été respectée : la totalité des 161 personnes inculpées ont été arrêtées et jugées, excepté la dizaine d’entre elles mortes entre-temps. Mais cette expérience a été marquée par des échecs, dont certains incombent au tribunal. Echec sur la pédagogie d’abord : le choix d’une justice de type anglo-saxon a rendu les procès peu compréhensibles pour les opinions publiques habituées au droit yougoslave, inspiré du droit romain, et qui, pourtant, accordaient aux audiences un large suivi.

La vague d’acquittements de 2011-2012 est un autre échec. Des gens reconnus coupables et condamnés à de très lourdes peines – jusqu’à quarante ans de prison en première instance –, notamment des Croates, mais aussi des Serbes de haut rang, ont été relaxés en appel, sans que des faits nouveaux soient présentés. Forts de leur intime conviction, les juges ont décidé de ne plus retenir le principe de responsabilité de commandement.

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