ENQUÊTE. Climat sexiste à l’école d’horticulture du Breuil : d’anciens élèves témoignent
Certains l’appellent encore parfois “le Henri IV des paysagistes”, en référence au prestigieux lycée parisien. L’école du Breuil, située au cœur du bois de Vincennes, forme la plupart des jardiniers de la capitale. Fondé en 1867 sous l’impulsion du préfet Haussmann, l’établissement (qui dépend de la ville de Paris) bénéficie d’une importante renommée due également à son emplacement : un site magnifique de dix hectares, fait de jardins et de serres qui encadrent les salles de classe où les élèves apprennent leur futur métier. Chaque année, l’école du Breuil voit passer près de 400 élèves, du lycée au master avec aussi des formations en apprentissage ou destiné au grand public.
Mais en 2022, des témoignages viennent abîmer cette image idyllique quand la direction de l’école reçoit plusieurs alertes d’étudiants à propos de gestes et remarques inappropriés d’un enseignant. Les faits dénoncés à caractère sexiste et sexuel sont nombreux et répétés. Une apprentie raconte ainsi que ce professeur aurait fait des avances à une élève dans le cadre scolaire. L’enseignant lui propose de visiter son jardin à son domicile, en précisant par la suite dans un SMS qu’il ne faut pas que sa femme soit présente ce jour-là. L’étudiante coupe court.
Une autre ancienne apprentie témoigne d’une scène qui se serait déroulée en avril 2022, lors d’un chantier en dehors de l’école : “J’étais avec des camarades en train de placer des plantes dans des massifs quand ce professeur est arrivé derrière moi, dit-elle. Il était très proche physiquement et a grogné comme un cochon à mon oreille”. La jeune femme raconte que l’enseignant tombe ensuite par terre. Lors de la pause du midi, elle et ses camarades l’ont vu consommer une bouteille de vin avec un autre professeur.
Un an plus tôt, dans une autre classe, une étudiante affirme elle aussi avoir vécu des moments très gênants. “Les rares fois où je portais un décolleté, il se mettait derrière moi en classe. Alors qu’habituellement, il était quasiment toujours à son bureau. Une fois, je me suis retournée et je lui ai demandé s’il y avait un problème. Il m’a dit : ‘Je vérifie que tu écris bien’. Son excuse, c’était que j’étais dyslexique”. La jeune femme finira par ne plus porter que des vêtements larges, mais elle affirme subir des réflexions misogynes, y compris pendant les heures de cours : “Je me souviens d’une fois où il a dit : ‘De toutes façons, les femmes, vous ne servez à rien, vous êtes juste bonnes à baiser ou à faire la cuisine'”.
Selon nos informations, ce professeur avait déjà fait l’objet d’alertes dès 2017. La direction de l’école du Breuil reçoit alors plusieurs signalements d’élèves concernant le même type de comportement. Âgé aujourd’hui d’une trentaine d’années, un ancien apprenti raconte : “Pendant un cours et devant toute la classe, je l’ai entendu dire à une apprentie qu’elle aurait droit à un point supplémentaire sur son évaluation, car elle avait un trou dans son pantalon au niveau de l’intérieur de la cuisse.” Il précise que l’enseignant a répété sa remarque au moment d’attribuer sa note.
Lors d’un autre cours, il aurait aussi eu cette remarque sur la façon de faire avec la gent féminine : “En la prenant, la retournant avant de lui mettre un coup entre la rate et le faux-filet”, se souvient le même témoin, qui estime aussi avoir été victime d’homophobie de la part de cet enseignant.
Une scène l’a particulièrement marqué, lorsque ce professeur a décidé de diffuser une vidéo en plein cours avec le projecteur de la classe. “Il a eu l’idée ‘pour rigoler’ de nous montrer un reportage sur un couple d’hommes qui avait ouvert une ferme, mais c’était une ferme pour les hommes qui expérimentent des pratiques sexuelles”. La vidéo portait sur un lieu appelé “La Fistinière” qui avait connu une certaine notoriété dans les années 2010 après la publication d’un article dans le magazine Technikart. “Je me rappelle encore des commentaires des élèves, des moqueries, des insultes. C’était très désagréable à entendre”, se souvient l’ancien apprenti.
Un autre de ses camarades évoque également des remarques déplacées, incessantes. Comme cette fois où le professeur lui lance : “Si t’es pas content, tu peux aller faire un CAP coiffure !” “Nous étions tous épuisés par notre apprentissage”, précise l’ancien élève qui ne peut s’empêcher de faire le lien avec le contexte dans lequel cette phrase lui a été jeté à la figure. “C’était en 2016, au beau milieu d’une polémique nationale. Un coiffeur avait été traité de ‘sale PD’ par son patron et les prudhommes avaient considéré que ça n’était pas homophobe.” “Ce professeur est un homme intelligent, politisé, et je pense qu’il savait très bien sur quel terrain il allait en sortant une réflexion pareille.”
Un ancien élève de la même classe affirme lui aussi avoir très mal vécu le manque de distance de cet enseignant et le fait qu’à ses yeux il empiétait sur sa vie privée. Ainsi, quand le jeune homme emménage chez un camarade de cours, le professeur lui aurait fait comprendre qu’il trouvait ça étrange. “Il me disait : ‘Il va te draguer, il va rentrer dans ta chambre la nuit’… Il m’a également demandé une fois si ce camarade portait des robes de chambre. Autour de lui, certains rigolaient à ses ‘blagues'”.
Les élèves concernés décident alors d’alerter la direction de l’école, qui leur conseille de déposer plainte. “On voulait que ça s’arrête”, se souvient l’un d’entre eux, qui se rend – avec d’autres – au commissariat du 12e arrondissement de Paris. Mais les choses ne se passent pas comme prévu. “J’ai été horriblement reçu par un commissaire de police. Il a remis en cause presque tout ce que je disais, il m’a dit que ce n’était pas de l’homophobie, qu’il y avait des choses bien plus graves”. Le jeune homme, alors âgé de 25 ans, ressort quasiment en larmes du commissariat : “L’accumulation de ces comportements faisait qu’on était tous à bout, ce n’était plus possible.”
Le professeur est finalement sanctionné par sa hiérarchie. La procédure disciplinaire suit son cours au sein de l’école et les étudiants auteurs des signalements en sont informés. Ils reçoivent un courrier de la mairie de Paris daté du 4 janvier 2018. L’adjointe aux Espaces verts Pénélope Komitès signe la lettre, où il est écrit que le professeur en question “a été convoqué par la Direction des Espaces Verts et de l’Environnement. Il lui a été rappelé ses devoirs. Il a été mis en garde pour le futur et s’est vu infliger un blâme”. Le document est daté du 4 janvier 2018 mais le blâme a été prononcé l’année précédente.
En février 2023, l’enseignant est, une fois de plus, sanctionné, à l’issue d’un conseil de discipline portant sur les nouveaux signalements d’élèves reçus en 2022. Il est alors suspendu temporairement pendant deux mois, sans versement de son salaire.
Contacté par la cellule investigation de Radio France, le professeur a accepté de nous répondre par écrit. Il estime avoir “payé le prix fort” pour ce qui lui était reproché et ne dément pas formellement les gestes ou propos qui lui sont attribués par les témoignages que nous avons recueillis. Mais il précise ceci : “Quelques faits présumés sont ressemblants mais sont souvent exagérés, modifiés ou sortis de leur contexte. Formant des apprenants dans des disciplines professionnelles de l’aménagement des jardins, j’étais avant tout un gars de chantier, avec de la gouaille, un langage fleuri, des blagues pouvant être en dessous la ceinture. J’ai blessé des personnes, je le regrette car ce n’était vraiment pas le but et tiens sincèrement à m’en excuser.”
Face aux remous suscités par cette affaire, la maire de Paris décide de saisir l’inspection générale de la ville, dont le rôle est d’auditer l’administration parisienne. Dans sa lettre de mission de janvier 2023, Anne Hidalgo évoque “une situation durable de tensions internes qui pèsent sur le fonctionnement de l’établissement” et dit attendre des solutions, rappelant le “rôle important de l’école dans la réalisation de chantiers clés de la mandature (végétalisation de l’espace public, agriculture urbaine, transition écologique)”. Après huit mois d’enquête, le rapport est finalement bouclé, en octobre 2023, mais il n’est pas rendu public.
La cellule investigation de Radio France s’est néanmoins procuré ce document de 70 pages, dont une partie est consacré aux comportements sexistes et inappropriés au sein de l’école du Breuil. Les auteurs du rapport pointent des dysfonctionnements profonds et rapportent une ambiance mauvaise, voire très mauvaise, avec une majorité de personnels se disant en souffrance au travail. “L’établissement fonctionne en vase clos, constatent par ailleurs les auteurs du rapport. (…) L’École constitue un microcosme qui reçoit peu d’apports de l’extérieur et cultive l’entre-soi.” (Voir illustration ci-dessous).
Cet “entre-soi” irait de pair avec un encadrement “en position de faiblesse, voire d’infériorité, depuis des années vis-à-vis de professeurs qui ‘font la loi’,” précise encore le document.
C’est dans ce contexte que les professeurs et les élèves se sont divisés au sein de l’établissement, à la suite des témoignages dénonçant le comportement de cet enseignant. Ce dernier a été soutenu par une cinquantaine d’enseignants et d’élèves, qui ont tous fait parvenir un témoignage à la direction de l’école.
Une ambiance délétère, qui s’est retournée contre la classe d’où sont venus les signalements. Une ancienne apprentie raconte : “On a été totalement boycottés, avec certains profs qui se mettaient en arrêt, en grève ou en délégation syndicale pour ne pas nous faire cours”. Le rapport de l’inspection général de la Ville de Paris reprend ce terme de boycott. Un enseignant qui choisit alors de continuer à faire cours évoque, lui, un “sabotage” de la formation de ces élèves. Contactés par la cellule investigation de Radio France, deux professeurs cités comme ayant participé à ce mouvement d’arrêt des cours n’ont pas répondu à nos messages.
Au total, environ 10% des cours prévus n’ont pas eu lieu durant l’année scolaire 2022-2023 et le taux de réussite à l’examen a été inhabituellement bas. D’après la direction de l’école du Breuil, 59% des élèves ont obtenu leur Brevet professionnel (BP) en 2023, au lieu de 75% au minimum les autres années. L’école précise toutefois que des taux de réussite plus bas ont déjà été observés sur d’autres diplômes ou d’autres promotions, sans qu’une explication évidente soit trouvée, comme ce serait le cas ici.
L’une des apprenties a tout de même saisi le tribunal administratif car elle estime que son échec à l’examen est lié à cette affaire. Parmi les évaluateurs présents à ses oraux d’examen, figurait un enseignant ayant refusé de faire cours aux élèves, en solidarité avec le professeur mis en cause. Interrogé sur ce point, le directeur de l’école du Breuil, Léon Garaix, assure avoir tout fait pour garantir l’impartialité des examens : “Dans ce contexte de défiance entre certains enseignants et certains élèves, on a redoublé de vigilance.” Le responsable de l’établissement explique qu’un dispositif spécifique a été mis en place. “L’habitude était d’avoir deux enseignants qui assurent le contrôle des connaissances. On a systématiquement ajouté au moins un évaluateur”, précise Léon Garaix.
Malgré ce dispositif mis en place, certains élèves ont baissé les bras. C’est le cas d’une apprentie qui s’est pourtant rendue à son premier oral. Mais en voyant que l’un des évaluateurs était l’un de ceux ayant participé au “boycott” de sa classe, elle a abandonné. “Je ne me suis pas présentée aux deux épreuves qui me restaient. J’étais hyper angoissée, j’avais la boule au ventre.” Non diplômée, elle explique qu’elle peut encore se présenter comme candidate libre, mais a tout de même réussi à trouver un emploi dans le secteur des espaces verts.
Ce climat très lourd a aussi eu des répercussions sur un membre de l’équipe enseignante. Il s’agit de la référente VSS (Violences sexistes et sexuelles), qui était également enseignante dans la classe à l’origine des alertes. Comme son rôle le prévoit, elle a recueilli le témoignage des élèves, mais a également subi une très vive réaction de ses collègues, d’après le rapport de l’inspection générale de la mairie de Paris (voir illustration ci-dessous). Cette enseignante a elle aussi fait l’objet d’accusations concernant des propos ou des gestes décrits comme déplacés et a fini par quitter l’établissement. La direction précise que ces comportements allégués n’étaient pas du tout de même nature que ceux reprochés à l’autre enseignant ; ils n’ont donné lieu à aucune sanction.
Aujourd’hui, le poste de référent VSS existe toujours mais il n’est plus occupé par un enseignant, afin d’éviter qu’il se trouve dans une position délicate vis-à-vis de ses collègues. Il a été confié désormais à un membre de la direction.
Au-delà de cette affaire, un bon connaisseur de l’établissement décrit plus généralement une proximité problématique entre étudiants et enseignants : “Beaucoup de professeurs tutoient leurs élèves. Cela va jusqu’à partager des verres au bar. Certains professeurs ne posent pas une distance normale avec les élèves.”
Ce manque parfois de distance s’illustre dans une histoire en particulier. Celle d’une jeune femme qui était élève dans la classe ayant alerté la direction sur un professeur. Mais c’est avec un autre enseignant qu’elle dit avoir eu des problèmes. “J’ai échangé pendant plusieurs mois des SMS avec lui, raconte la jeune femme. Au début, je ne voyais pas le mal, j’étais presque flattée de discuter avec un professeur.” Mais lors d’une pause cigarette, l’homme lui explique que, d’après lui, ils vivent une histoire d’amour. Elle l’arrête tout de suite et met fin à leurs échanges, malgré l’insistance de son professeur.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car la jeune femme apprend par la suite que cet enseignant tiendrait des propos dénigrants à son égard, au sein même de l’école. Elle s’en rend compte en discutant par hasard avec un collègue du professeur. “J’apprends qu’il parle de moi comme d’une ‘allumeuse’, que c’est moi qui lui aurais fait des avances. Son collègue me raconte aussi des choses intimes sur moi que je lui avais confiées.”
Encore marquée par cette histoire, elle ajoute : “C’était un abus de confiance, je me suis sentie trahie et ça m’a vraiment fait peur”. Contacté par la cellule investigation de Radio France, le professeur n’a pas répondu. Quant à la jeune femme, âgée aujourd’hui de 25 ans, elle a abandonné l’école du Breuil et a complètement changé d’orientation professionnelle.
Dans son rapport dont une partie est consacrée à l’école du Breuil, l’inspection générale de la Ville de Paris pointe un problème culturel qui existerait dans l’établissement : “Il est clair que sur le plan des mentalités, les évolutions qu’a connues la société ne se sont pas imposées au même rythme à l’école du Breuil”. Un constat que partage un bon connaisseur de l’établissement : “J’ai travaillé ailleurs et c’est le premier établissement où j’ai constaté qu’il y avait aussi peu de mixité : que ce soit la mixité ‘d’origine’ ou la mixité entre hommes et femmes.” Une situation qui, toujours selon cette personne bien informée, s’accompagnerait d’une forme de machisme : “Certains ont beaucoup de mal à accepter les femmes dans le métier. Pour eux, c’est un métier d’hommes. Et si les garçons n’y arrivent pas, ils sont considérés comme des femmelettes !”.
De son côté, le directeur de l’école du Breuil (depuis novembre 2021) Léon Garaix estime que “des leçons ont été tirées de tous ces événements” et que “les choses se passeraient différemment aujourd’hui”, grâce au travail qui a été mené à son initiative. Depuis un an, les personnels de l’école du Breuil sont accompagnés par deux cabinets spécialisés dans le management (Interface) et la lutte contre les violences sexistes (Egaé).
Quant au maire-adjoint aux Espaces verts Christophe Najdovski, qui est aussi le président du conseil d’administration de l’école du Breuil, il se veut lui aussi optimiste. “Nous sommes en train de tourner la page d’un fonctionnement en vase clos, qui produisait malheureusement certains effets délétères, dont ces comportements avec violences sexistes ou sexuelles. Ces difficultés sont, je pense, derrière nous”, déclare l’élu qui promet aussi une rénovation complète des locaux de l’école d’ici quelques années.
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