Jean-Yves Lhomeau, journaliste emblématique et respecté de la rédaction du « Monde », est mort


Jean-Yves Lhomeau, au siège du journal « Le Monde », rue des Italiens, à Paris, en 1985.

Que penser d’un journaliste dont la première phrase jamais écrite dans Le Monde fut cette question : « Treize est-il égal ou supérieur à douze plus un ? » Pour mémoire, le journal était daté du 1er février 1980 et il s’agissait de relater l’élection du premier président communiste à la tête d’un conseil régional. Arrivant tout droit de l’Agence centrale de presse (ACP), Jean-Yves Lhomeau venait à peine d’être embauché « rue des Italiens ». Il ne le savait pas – l’a-t-il d’ailleurs jamais su, lui dont la modestie et la simplicité étaient légendaires ? – mais il allait, en une vingtaine d’années, devenir l’un des personnages les plus emblématiques de notre rédaction.

« Marcel » – nous étions un certain nombre à l’affubler de ce sobriquet pour d’obscures raisons dont même son ami Pierre Georges peine à se souvenir –, Jean-Yves Lhomeau, donc, est mort mercredi 2 octobre à Tours, entouré de ses enfants et petits-enfants qu’il aimait tant, des suites d’un cancer foudroyant. Notre peine est immense.

Il était né le 18 décembre 1945 à Nantes. Parents bretons, milieu modeste, école catholique, ce qui lui faisait dire parfois : « Quand t’as pas de sous et que tu vis en Bretagne, tu vas à l’école catholique. » C’est peu dire que les « curés » n’eurent guère d’influence sur ce jeune Breton. Coopération en Afrique. En 1964, il entre à l’Ecole supérieure de journalisme de Lille. Il y rencontre quelques futurs confrères, parmi lesquels Robert Solé et Pierre Cherruau, qui fut le correspondant du Monde en Gironde pendant trente ans. Pour financer ses études, se souvient Robert Solé, qui partageait une chambre avec lui, il lui arrivait de travailler aux halles ou dans une épicerie.

« Faut pas gâcher »

Après une dizaine d’années passées à l’ACP (il y fut successivement journaliste aux informations générales, au service Politique, avant d’être nommé chef adjoint du service Politique), il finit par être embauché au service Politique du Monde en mars 1980. Le match Mitterrand-Giscard n’allait pas tarder à (re)démarrer, Jean-Yves s’intéressait à tout et à tout le monde. La candidature de Coluche, par exemple. Tout nouveau journaliste de l’austère Monde, il n’hésitait pas à interroger ce phénomène en notant combien « Coluche aspire les paradoxes et s’en délecte ». Autre époque, qui rappelle ce que disait Jean-Yves à qui voulait l’entendre : « Il faut traverser la vie avec un nez rouge, celui du clown. » Il en avait d’ailleurs acheté un, qu’il mettait pour les grandes (ou plus petites) occasions.

Il fut tout à la fois : journaliste politique, reporter (en particulier au Rwanda), chef de service, canardier – l’un des meilleurs que Le Monde ait connus. Sa formule, tous les éditeurs et chefs de service du journal la connaissent : « Faut pas gâcher. » Manière de dire, en des temps où Internet n’existait pas, qu’il fallait savoir être économe – lui qui n’avait aucun sens de l’argent – en titres et articles valant manchette.

Jean-Marie Colombani et Jean-Yves Lhomeau, à la redaction du journal, dans les années 1980.

Les querelles internes du Monde ne le passionnaient guère. Il plaçait l’amitié au-dessus de tout. Proche de Jean-Marie Colombani avec lequel il cosigna d’innombrables articles et quelques ouvrages, il s’était lié d’amitié avec Jacques Amalric, le tout-puissant chef du service Etranger. En 1984, au plus fort de la crise qui avait secoué le journal alors dirigé par André Laurens – dont François Mitterrand disait qu’il « ne savait pas tenir sa rédaction » –, sept journalistes proches du directeur, parmi lesquels Jean-Yves, mais aussi Philippe Boggio, Edwy Plenel et Jean-Marie Colombani, décidèrent de créer une section syndicale CGT de journalistes. Ils entendaient ainsi « affirmer leur solidarité avec l’ensemble des salariés de l’entreprise pour la défense de leur outil de travail ».

Mitterrand fut sa grande affaire politique

Au service Politique, sa plume, son style, son sens du récit et du portrait faisaient merveille. En ces temps politiques incertains, on relira avec intérêt son analyse publiée le 17 avril 1986. Sous le titre « Apprendre à vivre ensemble », Jean-Yves décryptait les rouages de la cohabitation. Nonobstant les noms cités, le premier paragraphe pourrait avoir été écrit aujourd’hui : « M. Jacques Chirac a une obsession très ordinaire : gouverner. M. Mitterrand a une obligation, exceptionnelle pour un président de la Ve République : laisser le premier ministre gouverner. Dès lors, la “cohabitation” comme on dit à droite, ou la “coexistence” que préfèrent les socialistes, devrait s’organiser au mieux dans le meilleur des mondes politiques possibles. » La suite de l’article, on s’en doute, est plus âpre.

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François Mitterrand fut sa grande affaire politique. L’arrivée du duo Colombani-Plenel à la tête du Monde ne plaisait pas au locataire de l’Elysée. Révélations sur son état de santé, révélations sur ses activités sous Vichy et sa relation d’amitié avec René Bousquet, les relations avec l’Elysée se tendent. Au point que le palais présidentiel annonce le 30 septembre 1994 qu’en guise de rétorsion, décision a été prise de réduire drastiquement (de 110 à 20) le nombre d’exemplaires du Monde achetés quotidiennement pour les collaborateurs de l’Elysée. Réplique cinglante de Pierre Georges dans sa chronique « Traverses », sous le titre « A Monsieur l’abonné Charasse » (1er octobre 1994) : « Si Le Monde est détestable à l’Elysée, s’il ne doit plus y être lu, si une bulle présidentielle voue l’infâme torchon aux enfers, alors il faut être logique. Ni cent dix, ni vingt, ni un exemplaire. Zéro ! Sous peine d’incohérence, de trop visible menace. Ou de médiocre calcul. »

C’en n’était pas fini. Voilà maintenant que Paris Match publie des photographies de Mazarine Pingeot, la fille que François Mitterrand tenait cachée. Dans un article fameux, Jean-Yves Lhomeau justifie la décision du Monde de n’avoir pas révélé plus tôt l’existence de Mazarine. Sous le titre « La vie privée du chef de l’Etat. Et alors ? » (4 novembre 1994), il écrit : « Les secrets de la vie privée des hommes politiques méritent l’intérêt à condition que l’on réponde d’abord positivement à deux questions : sont-ils révélateurs d’une pratique mensongère contradictoire avec le discours public de l’intéressé ? Influencent-ils l’exercice de sa fonction ? C’est à partir de ces critères d’appréciation que Le Monde s’est intéressé aux affaires financières qui touchent certains proches d’un président dont la dénonciation de “l’argent roi” corrupteur a été un thème constant de campagne électorale. C’est pourquoi les polémiques sur son passé – a-t-il ou non menti ? – nous concernent. (…) Pour le reste, M. Mitterrand est père d’un enfant naturel. Il partage ce bonheur avec beaucoup d’autres Français. Cela ne l’empêche pas de travailler. Il n’a jamais défini, à usage électoral, les normes socialistes des bonnes mœurs bourgeoises dont on ne trouve nulle trace dans le Programme commun de gouvernement, les 110 propositions du candidat de 1981, ou la Lettre à tous les Français de 1988. Il a une fille, Mazarine. Elle l’a accompagnée en juillet, lors de son dernier voyage officiel en Afrique du Sud. Elle est jolie et à l’air plutôt bien dans sa peau. Et alors ? »

« Marcel-de-la-classe-ouvrière »

Avec Jean-Marie Colombani, on l’a dit, il forma un « couple » de journalistes politiques à nul autre pareil. « C’était le partenaire idéal, se souvient l’ancien directeur du Monde. Il écrivait une phrase, j’écrivais la suivante, on concevait nos articles en même temps qu’on les rédigeait. » Il ajoute : « Notre complicité était totale, même si nous n’étions pas d’accord sur tout. Disons, en schématisant, que j’étais social-libéral tandis que Jean-Yves était social-social. Il entendait mettre son talent extravagant au service des plus défavorisés. Raison pour laquelle, je crois, il s’était autoproclamé “Marcel”. Marcel-de-la-classe-ouvrière, à laquelle il tenait tant. »

Jean-Yves Lhomeau, au siège du journal « Le Monde », rue des Italiens, à Paris, en 1985.

Immense journaliste, il fut un chef du service Politique à la popularité inégalée. « Il était le plus tendre, le plus merveilleux des chefs, se souvient Pascale Robert-Diard, qui a travaillé avec lui. Il est le premier à avoir mis de l’humain dans les papiers politiques. Le premier journaliste politique qui écrivait vraiment. » Gilles Paris, qui fut embauché par Jean-Yves, n’est pas en reste : « Je lui dois tout. Il était à la fois très pudique et d’une humanité sans pareille. Un vrai gentil. C’était un virtuose, de l’écriture bien sûr, mais aussi de la relecture et de la réécriture des papiers. » Autre souvenir, plus ancien, de Raphaëlle Bacqué : « Jean-Yves, c’est mon premier souvenir de journaliste. J’étais en terminale, j’adorais lire ses articles, alors je lui ai écrit pour lui demander des conseils. Il m’a non seulement répondu, mais il m’a reçue dans son bureau de la rue des Italiens. Il était si beau ! » « “Marcel”, c’était la finesse journalistique absolue, résume Alain Frachon. Comme certains taiseux, il était doué d’une qualité d’écoute et d’observation exceptionnelle. »

Sa vie au Monde s’interrompit pendant quelques années lorsque, en octobre 1991, avec Pierre Georges et Jacques Amalric, il décida de traverser la Seine pour aller travailler chez les cousins de Libération. Constatant le peu d’enthousiasme que cette fameuse triplette montrait à l’idée de travailler sous les ordres d’un directeur (Jacques Lesourne) qui n’était pas issu de la rédaction du Monde, Serge July avait réalisé une manière de « transfert du siècle ». En compagnie de son ami Gilles Bresson, Jean-Yves fit montre de toutes ses qualités à la tête du service politique de Libé. Mais quand Jean-Marie Colombani succéda à Jacques Lesourne, le trio devenu duo (Jacques Amalric décida de rester à Libé) s’en revint au Monde, en avril 1994, pour animer la direction de la rédaction avec Edwy Plenel.

Il lisait tout le temps

En réunion, assis dans son coin, Pierre grognait, tandis que Jean-Yves, tout en gouaille et en humour, irradiait de bonne humeur joyeuse. Cet érudit entendait par son langage simple, jamais affecté, affirmer une appartenance sociale, un sentiment de solidarité absolue envers les plus démunis. Il inventa les « paroles de… », une manière pour les journalistes parfois un peu « hors-sol » du Monde de s’effacer derrière les propos des « vrais gens ». On en trouve une trace magistrale dans la couverture du mouvement social d’octobre et novembre 1995.

Jean-Yves en parlait très peu – il trouvait obscène d’étaler sa culture – mais il n’y eut pas de meilleur lecteur que lui. Chaque jeudi, jusqu’à la fin de sa vie, il lisait scrupuleusement « Le Monde des livres » et, fort de ses recommandations, se précipitait dans une librairie – « j’ai confiance », disait-il. Il suffisait de jeter un œil à ses bibliothèques pour comprendre qu’à ses yeux, rien n’était plus beau que la littérature, la vraie, la grande. Il lisait tout le temps, partout, y compris dans sa baignoire, des heures durant, des livres mais aussi des journaux « en papier ».

Lui-même avait écrit des ouvrages dont il ne tirait aucune gloire. Citons La Machine RPR (avec Pierre Crisol, Fayolle, 1977), Le Mariage blanc (en collaboration avec Jean-Marie Colombani, 1986, Grasset) ou encore Les Héritiers (avec Jean-Marie Colombani, 1989, Flammarion). Dans ce dernier livre, les deux compères dressaient le portrait de vingt-quatre personnalités politiques dont l’avenir paraissait radieux. Alain Carignon, Michel Noir, Bernard Bosson, Michel Delebarre… La liste faisait rigoler Jean-Yves : « T’as vu ce pif ? Tout faux ! » Son livre le plus drôle, il l’écrivit en compagnie de Marie-France Lavarini : Une histoire abracadabrantesque. Abécédaire de la VRépublique (Calmann-Lévy, 2009). « Il se feuillette comme un recueil de nouvelles, se lit à haute voix comme une pièce de théâtre, se consulte comme un dictionnaire », notait Raphaëlle Bacqué.

Jean-Yves Lhomeau.

En mars 2007 – il vivait alors à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) non loin de son inséparable Pierre Georges –, il écrivit l’un de ses plus beaux articles pour le magazine du Monde (qui, à l’époque, s’appelait Le Monde 2), « Les bonnes fées de la Cité Gagarine ». Du pur « Marcel » : un vieux bastion communiste classé en zone urbaine sensible, des fantômes de la fraternité prolétarienne qui hantent les cages d’escalier et des femmes courageuses et dignes. L’humanité faite homme.

[Pour son humanité et pour son talent, Jean-Yves Lhomeau était une figure de notre journal immensément aimée et respectée. « Le Monde » présente ses plus sincères condoléances à sa famille, à ses proches et à toutes celles et ceux qui ont eu la chance de le côtoyer et de l’apprécier à la rédaction. J. Fe.]

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