« J’en ai assez de me taire »



L’odeur de tissu brûlé parvient aux narines du personnel retranché derrière les portes du lycée évangélique Bet-el, dans le nord de Bogota. Devant l’entrée de l’établissement qui accueille des élèves de 3 à 17 ans, Valentina, Sara et une vingtaine de camarades de classe mettent le feu à l’uniforme de l’école. « J’en ai assez de me taire. J’ai voulu me tuer à cause de vous ! », crie Sara, 11 ans, tandis que ses larmes font dérailler sa voix d’enfant.

Sara et ses camarades se sont réunies vendredi 14 avril pour dénoncer les violences sexuelles dont elles ont été victimes lors de leur passage au lycée Bet-el. Toutes accusent le pasteur William Haya de harcèlement et d’attouchements sexuels, ainsi que la direction, coupable à leurs yeux d’avoir couvert les agissements du responsable religieux. Sara n’avait que 8 ans quand le pasteur l’a « touchée là où il n’aurait jamais dû », se souvient la jeune fille.

Depuis plusieurs mois, les mobilisations comme celle-ci se multiplient en Colombie. Il y a trois semaines, les élèves du collège catholique Bethlemitas, dans le centre de la capitale, ont préféré manifester pour les mêmes raisons plutôt que de se rendre en classe. Début mars, un rassemblement similaire s’est tenu devant un collège de Palermo (sud-ouest), tandis qu’en février les élèves d’une école de Soledad, sur la côte caraïbe, ont obtenu la suspension d’un professeur.

Des dénonciations en augmentation de 277 %

Le nombre de signalements pour violences sexuelles en milieu scolaire a explosé en 2022. Rien qu’à Bogota, le système d’alerte mis en place par le secrétariat à l’éducation a enregistré 6 877 dénonciations contre 1 825 l’année précédente, soit une augmentation de 277 %. « Il y a deux manières d’interpréter ce chiffre, commente Andrés Felipe Avendaño, chef du bureau pour la convivialité scolaire au niveau municipal, soit il y a une augmentation du nombre de violences sexuelles, soit nous avons renforcé notre capacité de signalement et d’identification de ces situations. »

Devant le lycée Bet-el, Valentina Salazar préfère mettre en avant l’effet d’entraînement généré par la libération de la parole chez les élèves : « J’ai pris la parole publiquement pour toutes ces jeunes filles qui souffrent en silence. Je veux leur montrer qu’elles ne doivent plus avoir peur de parler car c’est la seule manière d’obtenir justice. » La jeune femme, aujourd’hui âgée de 21 ans, accuse le pasteur Haya de l’avoir déshabillée de force alors qu’elle se trouvait seule avec lui. Elle fut l’une des premières à dénoncer ses agissements.

« La honte a changé de camp »

La municipalité de Bogota prend le problème très au sérieux. Le bureau d’Andrés Felipe Avendaño, créé il y a six mois, compte plus de 100 personnes entièrement dédiées aux problématiques de violences en milieu scolaire. En plus d’un système de signalement obligatoire dans tous les établissements, privés comme publics, plusieurs protocoles ont été mis en place pour aider le personnel scolaire à agir en cas de problème. « Si un ou une élève raconte à un professeur qu’il ou elle a été victime de violences sexuelles, le professeur dispose d’un guide qui lui indique ce qu’il doit faire pour signaler le cas et amorcer la procédure d’accompagnement », précise le fonctionnaire.

Présente vendredi aux côtés de sa fille, Claudia Hister en demande plus aux pouvoirs publics : « Le dialogue avec le personnel du lycée, ce n’est plus suffisant. Ces gens-là sont complices et doivent répondre devant les tribunaux ! » Andrés Felipe Avendaño le concède, la tâche est des plus difficiles : « C’est toute une histoire culturelle qui tend à normaliser ce type de comportements et qu’il faut changer. » Les mobilisations et prises de parole, loin d’être vaines, galvanisent toute une génération. « Cela me rend tellement heureuse de voir toutes ces filles ici. La honte a changé de camp », confie Valentina.

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Un problème qui touche toute la société colombienne

En 2014, une loi a été votée par le Parlement colombien pour garantir l’accès à la justice aux victimes de violence sexuelle.

Un rapport de l’ONG Amnesty International, publié l’année dernière, recense au moins 28 agressions sexuelles commises par des policiers colombiens lors des manifestations de 2021 contre le gouvernement du président sortant Iván Duque (2018-2022).

Un autre rapport, signé par l’Unicef et datant de 2022, révèle que, dès l’âge d’un an, deux enfants sur trois sont exposés à la violence à la maison, à l’école ou dans la rue en Amérique latine.



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