Kemal Kilicdaroglu, “l’anti-Erdogan” qui rêve de détrôner le réis


À 74 ans, Kemal Kilicdaroglu a réussi à ébranler Recep Tayyip Erdogan en le plaçant en ballottage pour la première fois à l’élection présidentielle turque. Après vingt ans de pouvoir sans partage, le président sortant a recueilli 49,5 % des voix face au candidat de l’opposition unie, pourtant favori des sondages. Pour tenter de convaincre les Turcs de voter pour lui le 28 mai, le chef du Parti républicain du peuple (CHP) a mis un coup de barre à droite. Portrait. 

Kemal Kilicdaroglu est un homme patient et tenace. Le chef du principal parti d’opposition, Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate, choisi par la Table des Six pour affronter Recep Tayyip Erdogan, a réussi l’exploit de le contraindre à un second tour lors de l’élection présidentielle en Turquie. Le 14 mai, il a obtenu 44,9 % des voix, contre 49,5 % pour le réis, dont l’aura reste intacte malgré 20 ans de pouvoir. Pas de quoi décourager celui que l’on surnomme la “force tranquille” pour autant. 

Malgré un ballotage favorable pour Recep Tayyip Erdogan, l’ancien fonctionnaire s’est lancé dans une bataille acharnée pour convaincre les électeurs de changer la donne le 28 mai. Signe de fébrilité : il n’a pas hésité à durcir le ton dans l’entre-deux tours sur le sort des réfugiés et la question brûlante du terrorisme. Une rupture de style qui l’a poussé à adopter une rhétorique xénophobe pour séduire l’électorat nationaliste. Une stratégie qui pourrait aussi lui faire perdre le soutien des indécis ou des électeurs pro-kurdes du YSP [le Yesil Sol, Parti de la gauche verte, prête-nom du HDP] déçus par ses déclarations sur les Kurdes.

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Peu connu sur la scène internationale, Kemal Kilicdaroglu, 74 ans, fait pourtant partie des visages familiers de la politique turque depuis de nombreuses années. Sa carrière politique débute en 2002. Cet économiste de formation, ancien haut fonctionnaire du ministère des Finances, est élu député d’Istanbul du CHP, fondé en 1923 par le père de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk.   

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“C’est l’antithèse absolue d’Erdogan. Pas seulement politiquement, mais aussi personnellement, souligne sur le plateau de France 24, Marc Semo, ancien correspondant en Turquie et journaliste au Monde. Face à un Erdogan flamboyant, “bling bling”, dont la famille et les proches se sont beaucoup enrichis, lui est un homme assez austère, doux, calme, cultivé et toujours très discret”. 

Son image d’intellectuel réservé tranche avec celle du président sortant qui s’est imposé comme l’homme fort du pays depuis vingt ans. Recep Tayyip Erdogan l’a d’ailleurs ironiquement surnommé “Bay Kemal” (“Monsieur Kemal”), bay étant traditionnellement réservé aux étrangers. 


“On lui reproche souvent son manque de charisme, poursuit Didier Billion, directeur adjoint de l’Iris et spécialiste de la Turquie. Probablement, n’a-t-il pas le même qu’Erdogan, pour autant ce n’est pas un défaut pour cette campagne électorale pour une raison très simple : la société turque a été polarisée à escient par Erdogan depuis de nombreuses années. Une très grande partie de la population, de l’électorat, a besoin de calmer les choses”. 

“L’anti-charisme peut être un charisme, insiste Marc Semo. Dans une situation comme celle de la Turquie aujourd’hui – le fait qu’il parle comme tout le monde, comme dit sa femme, “il est difficile de s’engueuler avec lui” –, ça peut être une carte maîtresse”. 

La métamorphose progressive du CHP

En quelques années, le discret Kemal Kilicdaroglu a réussi à s’imposer dans le débat public. En 2007, déjà vice-président du CHP, il commence à faire parler de lui en dénonçant des faits de corruption au sein de l’AKP, le Parti de la justice et du développement. Le Premier ministre n’est autre Recep Tayyip Erdogan. 

En 2009, il échoue dans la conquête de la mairie d’Istanbul face au candidat de l’AKP Kadir Topbaş mais réalise le meilleur score de son parti jusqu’alors dans cette ville. Sa silhouette frêle et sa ressemblance physique avec le chantre indien de la non-violence lui valent alors le surnom de “Gandhi turc”. Un an plus tard, il démissionne de la vice-présidence du CHP à la grande assemblée nationale de Turquie pour se présenter à la tête du parti dont le président, Deniz Baykal, est contraint de démissionner pour une affaire de mœurs. Le soutien est massif : il obtient 1 189 des 1 250 des suffrages exprimés. Lors de son premier discours, il promet que le premier combat de son parti “sera d’abolir la pauvreté en Turquie”. 

Petit à petit, le social-démocrate opère une transformation de la ligne du CHP. “Son parti, le Parti républicain du peuple, est très dogmatique, très attaché à l’orthodoxie kémaliste, rappelle Didier Billion. Depuis qu’il en a pris la tête, il l’a fait évoluer doucement, graduellement mais avec de fortes convictions. C’est une preuve que sous son air très calme, il est capable de les faire valoir auprès de ses camarades de combat, de son électorat, et d’une partie de ceux qui, jusqu’alors, votaient pour Erdogan”. 

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Pour séduire davantage, le nouveau président n’hésite pas à mettre de côté la défense de la laïcité, pierre angulaire du parti d’Atatürk, ainsi que l’héritage nationaliste. Kemal Kilicdaroglu attire ainsi les Kurdes, longtemps mis à l’écart, mais aussi les conservateurs. Pour la première fois, des femmes voilées entrent au CHP. De quoi faire grincer les dents dans ses propres rangs, mais surtout une façon de séduire un électorat traditionnellement acquis à l’AKP.     

En 2017, c’est le tournant. Il entame une marche de 450 kilomètres entre Ankara et Istanbul pour dénoncer l’incarcération d’un député CHP, Enis Berberoglu, condamné à vingt-cinq ans de prison pour avoir fourni au journal d’opposition Cumhuriyet des informations confidentielles. Son seul mot d’ordre ? Justice. “Nous avons marché pour la justice, nous avons marché pour le droit des opprimés, nous avons marché pour les députés emprisonnés, nous avons marché pour les journalistes incarcérés, nous avons marché pour les universitaires limogés”, clame Kemal Kilicdaroglu qui dénonce “le pouvoir d’un seul homme”. “La marche pour la justice, il l’a faite à pied. Il a donné de sa personne. Il a discuté avec les gens, il a écouté”, insiste Marc Semo. Le climat n’est alors pourtant pas à la confrontation, la Turquie s’étant enfoncée dans une répression féroce après la tentative de coup d’État de 2016. 

En 2019, le CHP rafle les mairies de plusieurs grandes villes, dont Istanbul et Ankara. C’est la fin de vingt-cinq ans de règne de l’AKP et du président Erdogan. Fort de ces victoires, Kemal Kilicdaroglu a durci le ton. En avril 2022, pour protester contre la hausse des tarifs de l’électricité, il cesse de s’acquitter des factures. Dans son appartement plongé dans le noir, le futur candidat se range du côté des plus modestes. “Ceci est mon combat pour vos droits. Les riches sont devenus plus riches et les pauvres, plus pauvres !”, lance-t-il.   

Il veut s’imposer comme le Monsieur Propre, l’homme de la probité. Il accuse l’Institut de statistique turc de sous-estimer les chiffres de l’inflation, officiellement estimée à 85 % en octobre 2022. Les économistes indépendants du Groupe de recherche sur l’inflation (Enag), eux, ont établi la hausse des prix à 137,5 % sur douze mois en décembre, 170,7 % en novembre. 

Un candidat alévi, une première    

Rassembleur, Kemal Kilicdaroglu pourrait aussi séduire les minorités. Il est né dans la région historiquement rebelle de Dersim (aujourd’hui Tunceli, dans l’Est), à majorité kurde et alévie dont 20 % de la population est issue. “Ce fief des alevis a été profondément réprimé dans les années 1930 par Mustafa Kemal”, détaille Marc Semo.  

L’alévisme est un culte syncrétique qui mélange philosophie, pratiques gnostiques, soufies et chrétiennes. Parce qu’il revêt des aspects de l’islam chiite comme le culte d’Ali [gendre du prophète Mahomet] et des douze imams, ou qu’il n’adhère pas au cinq piliers de l’islam sunnite, l’alévisme est perçu comme une pratique déviante voire hérétique de l’islam.

Lors de la campagne, le candidat a brisé un tabou en affirmant son identité alévie dans une vidéo devenue virale.

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“S’il était élu, il serait le premier alévi à accéder à la présidence turque”, rappelle Ludovic de Foucaud, correspondant de France 24 à Istanbul. Tout un symbole dans un pays où les minorités se sentent discriminées. “Toutes les minorités se retrouvent en lui, insiste Marc Semo. Il appelle très souvent à un travail de mémoire collectif sur tout ce qui s’est passé depuis le début de la République. Elle a peut-être été, selon lui, un peu dure avec ses minorités, notamment les Kurdes”. “C’est typiquement le dossier d’une importance considérable sur lequel, calmement, depuis des années, il a fait évoluer son parti, poursuit Didier Billion. Il est en prise avec la société turque”.  

Mais ses origines pourraient aussi devenir un handicap, les Alevis étant encore parfois considérés comme des hérétiques par les musulmans sunnites les plus rigoristes. Un angle d’attaque que Recep Tayipp Erdogan pourrait utiliser dans la campagne pour l’affaiblir. 

Reste que si beaucoup auraient préféré voir les populaires maires d’Istanbul ou d’Ankara, Ekrem Imamoglu et Mansur Yavaş, adoubés face au président sortant, tous lui accordent d’être un des rares à pouvoir rassembler l’opposition. “La force de Kemal Kilicdaroglu n’est pas sa personnalité, mais celle de son adversaire, estime Ludovic de Foucaud. L’opposition veut insister sur ce qu’il propose : ce n’est pas un homme, mais un projet. Ils veulent en finir avec le “one man rule” (la loi d’un seul homme), cette espèce de système ultra vertical, présidentialiste, césariste comme diraient certains, qu’Erdogan a construit autour de lui”. 

Un projet qui n’a pas suffisamment convaincu les Turcs de lui donner l’ascendant sur Recep Tayip Erdogan au premier tour.



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