“La doctrine Dahiya” ou comment Israël a théorisé l’usage disproportionné de la force



Mentionnée en 2008 par un général israélien, la “doctrine Dahiya” théorise un usage disproportionné de la force pour affaiblir les ennemis de l’État hébreu et les dissuader de lancer de futures attaques. Un concept sécuritaire dont les civils payent le prix fort et qui pourrait être aujourd’hui à l’œuvre, selon plusieurs experts. Ce que dément l’armée israélienne.

Un “usage disproportionné” de la force est-il délibérément à l’œuvre du côté d’Israël ? Après six semaines de bombardements puis une invasion terrestre déclenchée il y a trois semaines, l’armée israélienne a annoncé, lundi 20 novembre, étendre ses opérations dans le nord de la bande de Gaza, malgré les critiques d’une partie de la communauté internationale face à l’ampleur des destructions et au nombre de victimes civiles.

Selon le dernier bilan fourni par le ministère de la Santé, contrôlé par le Hamas, 13 300 personnes, dont plus de 5 600 enfants et 3 550 femmes, ont été tuées dans les bombardements israéliens. Par ailleurs, l’ONU considère que plus des deux tiers des 2,4 millions de Gazaouis ont été déplacés par la guerre. Côté israélien, 1 200 personnes, en grande majorité des civils, ont été tuées, selon les autorités, dans l’attaque terroriste du 7 octobre tandis que 67 soldats israéliens sont tombés au combat au cours de l’offensive menée dans l’enclave palestinienne.

En représailles, Israël mène une offensive à Gaza dans le but “d’anéantir” les capacités militaires du Hamas. Pour y parvenir, l’État hébreu a déployé une puissance de feu inégalée dans l’enclave. Selon l’ONG Euro-Med Human Rights Monitor, l’armée israélienne a largué sur ce territoire de 365 km2, l’un des plus densément peuplés au monde, plus de 25 000 tonnes d’explosifs entre le 7 et le 31 octobre. Aujourd’hui, la moitié des bâtiments du nord de de Gaza ont été détruits ou endommagés, selon des données satellites, rejoignant des estimations de l’ONU.


“Tondre la pelouse”

Selon plusieurs experts, le nombre élevé de victimes civiles palestiniennes pourrait en partie s’expliquer par la “doctrine Dahiya”, du nom de la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, massivement bombardée en 2006 par l’armée israélienne alors que le mouvement chiite avait pris en otage des soldats israéliens. 

“Ce qui est arrivé à Dahiya à Beyrouth en 2006 arrivera à tous les villages qui servent de base à des tirs contre Israël. Nous ferons un usage de la force disproportionné et y causerons de grands dommages et destructions. Ce n’est pas une suggestion mais un plan qui a été approuvé”, expliquait dans une interview accordée en 2008 au journal Haaretz, le général Gadi Eisenkot, qui a rejoint l’actuel cabinet de guerre israélien.

La même année, le professeur Gabi Siboni de l’Institut de Jérusalem pour la stratégie et la sécurité, un cercle de réflexion proche du gouvernement et des milieux sécuritaires, publiait une note d’analyse dans laquelle il appelait les forces armées à agir contre le Hezbollah “de manière décisive et avec une force disproportionnée par rapport aux actions de l’ennemi et à la menace qu’il représente”.

“Cette doctrine ne fait plus de distinction entre les cibles militaires et les cibles civiles”, explique l’enseignant-chercheur et docteur en histoire militaire Tewfik Hamel, selon qui la première préoccupation de l’armée israélienne consiste à limiter les pertes quitte à “déplacer le risque sur les populations civiles, ce qui pose un vrai problème au regard du droit international, notamment la convention de Genève de 1949”.

Selon cette doctrine non officielle, l’usage massif de la force dans un conflit asymétrique où des militants armés se cachent parmi la population doit permettre d’offrir une fenêtre de sécurité à Israël avant la prochaine bataille. “Détruire des ponts, des routes ou des installations électriques doit obliger l’ennemi à consacrer tout son temps à reconstruire plutôt qu’à s’organiser et à se réarmer”, analyse Nadav Weiman, ancien des forces spéciales israéliennes et directeur de l’ONG de vétérans Breaking the Silence, opposée à l’occupation.


“Cela fait partie des opérations dites de ‘dissuasion’ même si ce terme n’a pas du tout le même sens que pour la communauté stratégique occidentale. Pour décrire cette stratégie, certains chercheurs israéliens utilisent l’expression ‘tondre la pelouse'”, précise Tewfik Hamel.

Une doctrine appliquée à Gaza ?

Au-delà d’inviter les ennemis d’Israël à réfléchir à deux fois avant de passer à l’action, l’objectif de ces destructions massives et assumées d’infrastructures civiles doit aussi favoriser un retournement de l’opinion contre les groupes armés qui combattent Israël, selon les partisans de cette doctrine. 

En 2009, le rapport Goldstone, rédigé à la demande des Nations unies, avait conclu à l’application de ces principes lors de l’opération “Plomb durci”. Une doctrine destinée à “punir, humilier et terroriser la population civile”, avait affirmé les auteurs de ce rapport très critique envers Israël.

“La doctrine Dahiya” s’applique-t-elle dans l’opération en cours à Gaza ? Contactée par France 24, l’armée israélienne dément. “Cette doctrine n’a jamais été écrite dans un document militaire officiel. Et je n’ai jamais vu un seul ordre ou une seule opération correspondre à la ‘doctrine Dahiya'”, indique le lieutenant-colonel Jonathan Conricus, porte-parole de l’armée israélienne. “Ce que je vois, ce sont des troupes avec des objectifs clairs : démanteler le Hamas et ses capacités militaires et ramener nos otages tout en se conformant aux lois régissant les conflits armés, c’est-à-dire distinction, proportionnalité et nécessité”.

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S’il est encore trop tôt pour affirmer que cette doctrine est effectivement au cœur de l’opération en cours à Gaza, elle a toutefois imprégné toute la pensée stratégique israélienne lors des guerres menées depuis 2008 contre le Hamas, assure Nadav Weiman. Avec Breaking the Silence, le vétéran a recueilli de nombreux témoignages de soldats qui tendent à prouver des destructions volontaires de bâtiments civils.

“Nous avons notamment récolté des témoignages de soldats après l’opération ‘Bordure protectrice’ en 2014 qui nous ont expliqué qu’une maison dans laquelle ils avaient passé une nuit ou deux avait été détruite après leur départ. Elle n’était pas piégée et aucun tunnel du Hamas ne s’y trouvait”, affirme Nadav Weiman.

“Pourquoi sommes-nous encore en guerre ?”

Selon l’ancien sniper de Tsahal, les règles d’engagement de l’armée israélienne en milieu urbain mettent également en danger les civils. Après avoir ordonné à la population d’évacuer, un quartier entier peut être considéré comme un champ de bataille et toutes les personnes encore présentes comme représentant une menace potentielle.

“La guerre urbaine a ses propres règles qui ne sont pas celles de la guerre conventionnelle. Or, les règles d’engagement, la formation professionnelle et l’équipement de l’armée israélienne, qui privilégie la force écrasante, ne sont pas faits pour mener une guerre urbaine”, estime Tewfik Hamel.

Depuis le début de l’offensive israélienne, les destructions colossales à Gaza alimentent les accusations, formulées par plusieurs pays et responsables de l’ONU, de riposte disproportionnée d’Israël et de possibles crimes de guerre. En retour, l’armée israélienne multiplie les opérations de communication justifiant ces dommages collatéraux par l’utilisation de “boucliers humains” par le Hamas et l’entremêlement entre infrastructures civiles et militaires à Gaza.

“Face à un ennemi qui utilise tout ce qui est censé être protégé sur le champ de bataille, comme les hôpitaux, les écoles, les ambulances… Nous faisons tout ce qui est possible pour protéger les civils et leur fournir une aide humanitaire”, affirme de son côté le lieutenant-colonel Jonathan Conricus. 

La semaine dernière, Israël a mené une opération controversée dans l’hôpital Al-Chifa, le plus important de la bande de Gaza, soupçonnant le Hamas d’y avoir installé un important centre de commandement et d’y avoir caché des armes. Si du matériel militaire a été retrouvé sur place, selon des vidéos diffusées par l’armée israélienne, de nombreux observateurs restent dubitatifs sur la présence d’un centre de commandement opérationnel du mouvement islamiste palestinien.

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Au delà des problèmes éthiques fondamentaux soulevés par “la doctrine Dayiha” qui promeut et théorise un usage disproportionné de la force, y compris contre des civils, Nadav Weiman s’interroge sur son efficacité. “Le Hezbollah et le Hamas sont plus puissants qu’en 2006”, constate le directeur de Breaking the Silence. “Il n’y a pas de solution militaire à Gaza, sinon pourquoi sommes-nous encore en guerre et pourquoi tant d’Israéliens ont été massacrés le 7 octobre ? La solution ne peut être que politique à Gaza”.

“Pour le moment, Israël n’a proposé aucune issue pour l’après-guerre et jusqu’à maintenant, les objectifs annoncés n’ont pas été remplis, juge Tewfik Hamel. Israël n’a pas mis fin au lancement des roquettes, n’a pas récupéré ses otages, ni tué tous les dirigeants du Hamas. Cela rend la situation très inquiétante car le gouvernement est incapable de présenter à l’opinion publique des réalisations justifiant toutes ces pertes. Il y a donc une forte possibilité qu’Israël, dans les jours à venir, intensifie davantage ses bombardements à moins que la pression internationale ne s’accentue encore, notamment de la part des États-Unis.”





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