La haute clarté d’Yves Bonnefoy



Yves Bonnefoy entre demain en Pléiade. Une vie en poésie dans un volume à la mesure de cette vie : dense, exigeant, généreux. Ce qui bouleverse, c’est l’unité de l’ensemble. La rectitude du juste combat pour faire vivre une parole, l’incarner dans la ruine du XXe siècle, ne jamais l’exalter d’un pouvoir qu’elle n’a pas, mais toujours la tenter : «Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir » (L’acte et le lieu de la poésie, 1959).

L’espoir est celui de retrouver une présence au monde, de sortir de la geôle conceptuelle que nous avons érigée pour nous préserver de la morsure de la vie exposée à la mort : «Y a-t-il un concept d’un pas venant dans la nuit, d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? » (Les Tombeaux de Ravenne, 1953). La poésie de Bonnefoy est si vivante qu’on la dit parfois obscure – comme si vivre n’était pas lutter avec les ténèbres, les prendre à pleines mains, s’y affronter dans un corps-à-corps âpre avec des éclairs désarmants de simplicité lumineuse : «Que faut-il à ce cœur qui n’était que silence,/Sinon des mots qui soient le signe et l’oraison,// Et comme un peu de feu soudain la nuit,/Et la table entrevue d’une pauvre maison ? » (Du mouvement et de l’immobilité de Douve, 1953).

Le vrai lieu est celui où l’homme n’oublie pas sa finitude, où il lui fait face, où il n’élude pas la question que la mort, à chaque instant, lui pose : «Et pourquoi disons-nous d’aussi vaines paroles/Allant et comme si la nuit n’existait pas ?» (Hier régnant désert, 1958). Toute parole est vaine dès qu’elle s’élabore sur ce que Bonnefoy nomme « le grand refus » – expression qu’il emprunte à Dante pour désigner le refus de cette cime qui nous poigne le corps et l’esprit : notre imperfection de mortel.

Nous resituer dans notre précarité, celle du « navire de vivre », conduit le poète à chercher les mots qui rendent justice à cette vulnérabilité indépassable, qui est aussi le sol de notre dignité, comme dans ces vers où se laisse entrevoir l’émerveillement de l’amour : «Et nous nous parlions bas, en feuillage de nuit », «J’aimais, j’étais debout dans le songe éternel» (Pierre écrite, 1965).

Le lieu humain par excellence est celui où la naissance croise la mort, où le regard embrasse les deux rives comme la voix de la contralto Kathleen Ferrier semble connaître «l’extrême joie et l’extrême douleur ». Que la pensée, jamais, ne se détourne du tombeau sur lequel il est écrit : « Hic est locus patriae », ici est le lieu de la véritable patrie. Car c’est cela la présence, «la tragédie du monde et son dénouement ».

Et la beauté ? C’est à Coleridge que Bonnefoy emprunte sa définition : «La Beauté est ce par quoi le multiple devient l’Un, bien que toujours saisi en tant que multiple » (La Poésie française et le principe d’identité, 1965). Elle est une chance à saisir mais devient une faute si on lui sacrifie la vérité, car «la poésie n’est rien d’autre, au plus vif de son inquiétude, qu’un acte de connaissance» (La Présence et l’image, 1981). Une harmonie est là, comme une promesse, dans les paysages, mais l’homme des modernités en a perdu la clé. Il pressent, du côté de l’horizon, qu’existe «un pays d’essence plus haute», suspendu entre espérance et illusion (L’Arrière-pays, 1972). Mais lui appartient au seuil. Et le voilà qui «heurte/Heurte à jamais.// Dans le leurre du seuil.// À la porte, scellée./À la phrase, vide (…) /Dans le langage, noir » (Dans le leurre du seuil, 1975).

Et, à force de heurter, un oui apparaît, une évidence déchirée : «Et comme Adam et Ève nous marcherons/Une dernière fois dans le jardin» (Ce qui fut sans lumière, 1987). Car il faut vivre dans un monde où c’est le même mot qui désigne le soleil du matin et celui du soir. L’angoisse de la mort ne sera pas vaincue mais une paix se dessine : «Que ce monde demeure/Comme cesse le temps/Quand on lave la plaie/De l’enfant qui pleure » (Les Planches courbes, 2001).

Ce qui reste d’un poète, c’est une parole lourde des mots qu’il a su prendre dans son destin. Et une mélodie à laquelle il donne voix dans son dernier recueil, comme un legs, la part du tombeau qui ne se refermera pas : « Qu’est-ce que la musique ? L’imminence/De cette île qui est et n’existe pas./La non-trouvable, errante dans l’esprit,/Et soudain l’aperçue, presque la rive.// Elle nous dit, je suis votre autre monde,/Je prendrai soin de vous toute la nuit,/À l’aube j’irai nue de salle en salle.// Je suis, je ne suis pas. De ne pas être/Fleurit que je demeure auprès de vous./Vous dormirez, je suis en vous, je veille » (Ensemble encore, 2016).

Nous dormirons, vraiment ? «Le lecteur de poésie n’analyse pas, il fait le serment à l’auteur, son proche, de demeurer dans ­l’intense. »



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