le rituel du deuil chiite, nerf de la contestation ?



Le 1er janvier, les forces du régime iranien ont arrêté la sœur d’Ali Abbasi, jeune protestataire tué le 18 novembre 2022 à Semirom, près d’Ispahan, dans le centre de l’Iran. Son crime ? Avoir qualifié son frère défunt de « martyre pour l’Iran » trois jours plus tôt, devant des milliers de personnes rassemblées pour célébrer le 40e jour de sa mort, qui clôt traditionnellement la période de deuil.

Une mobilisation qui s’est muée en insurrection ouverte contre le régime aux cris de « à bas la République islamique », « maudit soit Khomeyni » et « mort aux bassidjis », la milice du régime iranien.

Immense colère

« Les commémorations de la mort ont lieu au 3e et au 40e jour suivant le décès chez les musulmans », explique Mahnaz Shirali, politologue et sociologue, spécialiste de l’Iran. « Les proches du défunt se réunissent dans la famille. C’est un temps de collectivisation du deuil, à la fois émouvant et douloureux. »

Dans l’islam chiite, très largement majoritaire en Iran, ce rituel s’inspire du martyre de l’imam Hussein, symbole de la lutte contre l’oppression, celui qui préfère mourir en combattant l’injustice que supporter le joug d’un pouvoir illégitime.

Chaque année lors de la fête d’Achoura, les chiites commémorent le massacre de ce petit-fils du prophète de l’islam Mohammed et de ses partisans lors de la bataille de Kerbala en 680. Ce deuil se poursuit pendant quarante jours, et se clôt avec les célébrations de l’Arbaïn (nom arabe pour quarante, ou quarantième).

Les cérémonies du 40e jour sont l’occasion de retrouvailles mais, lorsque la mort est jugée injuste, elles permettent aussi d’exprimer la colère des proches. Aussi, ce temps du deuil joue-t-il un rôle essentiel dans le mouvement révolutionnaire à l’œuvre actuellement en Iran.

Spontanément ou à l’appel des familles, des milliers de manifestants se rassemblent dans les cimetières, crient des slogans contre le régime, brûlent des portraits du guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, et brûlent des hidjabs. « Lorsque les morts sont politiques, leur commémoration l’est également. Elle donne lieu au défoulement d’une immense colère », estime Mahnaz Shirali.

Un mouvement né et perpétué dans les cimetières

Ces rituels du 40e jour semblent scander le mouvement de contestation, né dans le sillage du décès sous la torture de Mahsa Amini, le 16 septembre 2022. Cette jeune femme avait été arrêtée trois jours plus tôt à Téhéran par la police des mœurs pour « port lâche » de son hidjab, obligatoire dans la République islamique. Lors de ses obsèques, dans son Kurdistan natal, des femmes ont ôté leur voile et transformé leur tristesse en contestation politique qui embrase le pays. Les protestataires, jeunes pour la plupart, descendent dans les rues pour demander l’abolition du voile obligatoire.

Le 26 octobre 2022, quarante jours après son décès, des dizaines de milliers de protestataires se sont rassemblés à travers le pays et des milliers d’autres ont manifesté aux abords de sa sépulture, appelant à la fin du régime de la République islamique. Parmi eux, Ismaïl Moloudi, 35 ans, tombe sous les balles des forces de l’ordre qui répriment le soulèvement. Quarante jours plus tard, le 6 décembre, le rituel de fin de son deuil prend également des allures d’émeute et donne lieu à de nouvelles manifestations.

Ce motif se répète pour chacun des manifestants tués – plus de 500 depuis le 16 septembre – et empêche l’essoufflement du mouvement. Sur les sites de décompte des manifestants, on trouve différentes catégories : étudiants, insurgés de rue, endeuillés… Les « protestataires endeuillés » sont fortement représentés, avec des pics de participation lors des célébrations du 40e jour de victimes médiatisées.

« Tous les 40 jours, la colère sort de nouveau »

« La société iranienne ne décolère pas. Le régime ne fait que réprimer et utilise la mort pour gouverner. Aussi, lors de ces célébrations, tous les quarante jours, la colère sort de nouveau », observe Mahnaz Shirali.

« Selon la raison du martyre (mort sur les champs de bataille, répression de la contestation), le processus de deuil est plus ou moins intensément appliqué, ajoute Amélie Chelly, spécialiste de l’Iran et de l’islam chiite. La démonstration du soutien aux morts s’inscrit dans une volonté de pérennisation du mouvement. »

En 1978-1979, les révolutionnaires avaient su exploiter ce cycle traditionnel du deuil chiite pour donner de l’élan à leur mouvement contre le despotisme du chah Mohammad Reza Pahlavi. À partir des premiers heurts en janvier 1978, au cours desquels deux hommes furent tués, de nouvelles émeutes éclataient tous les quarante jours lors des commémorations. La répression policière qui suivait produisait de nouveaux « martyrs », à nouveau commémorés une fois le laps de temps du deuil écoulé, et ce jusqu’à la chute du chah en janvier 1979.

« Ne priez pas »

Aujourd’hui, le régime des mollahs, issu de cette révolution, a conscience de la dimension potentiellement explosive de ce rituel. Aussi impose-t-il aux familles endeuillées d’enterrer leurs proches la nuit et choisit-il lui-même les lieux de sépulture des protestataires exécutés. Pourtant, les contestataires continuent de se rassembler dans les cimetières – le jour ou la nuit aux flambeaux.

À la différence du mouvement de 1978-1979, une forme de sécularisation du mouvement se fait jour. Plusieurs insurgés ont demandé des funérailles laïques, à l’instar de Majid Reza Rahnavard, 23 ans, qui avant son exécution, disait : « Ne lisez pas le Coran, ne priez pas. Soyez joyeux et écoutez de la musique. »

En outre, le terme de shahid (« martyr », à connotation religieuse), pour désigner les victimes de la répression est de plus en plus contesté. « Un renversement a eu lieu, estime Amélie Chelly. Les manifestants ont abandonné la perspective idéologique doloriste selon laquelle la mort en martyr est une mort sacro-sainte. Ils se sont désolidarisés des ressorts idéologiques inculqués depuis l’enfance. »

Ébranlée par une mèche de cheveux, pour le moment, la République islamique d’Iran ne semble pas vaciller.



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