l’essor des évangéliques sous l’œil de Pékin



► Qui sont sociologiquement les évangéliques chinois, et combien sont-ils ?

Dans une Chine qui ne laisse pratiquement plus filtrer d’informations vers l’Occident, les chiffres sont à manier avec prudence. « On retient généralement celui de 10 à 12 millions de catholiques, et de 40 à 60 millions de protestants : la fourchette reste donc vraiment large », souligne le chercheur Michel Chambon, anthropologue à l’Institut de recherche sur l’Asie, basé à Singapour. Disposant de relais dans la région, l’ONG évangélique militante Portes ouvertes, engagée contre la persécution des chrétiens dans le monde, indique, elle, que le pays compterait près de 32 millions d’évangéliques, toutes appartenances confondues (1), sur une population chrétienne globale de « près de 96 millions » de fidèles.

Implantés dans tous les milieux sociaux et toutes les régions du pays, ils constitueraient la branche chrétienne « en plus forte augmentation, depuis plusieurs décennies », selon l’association. Dans le sillage de l’ouverture du pays en 1979, « le paysage du protestantisme chinois a en effet été bouleversé par l’afflux souterrain de vagues d’évangélisation sinophones. Il s’est ensuite diffusé en Chine entre les années 1980 et 2000, dans le contexte de l’ascension économique du pays », appuie Juliette Duléry, doctorante en sciences sociales à l’université Paris-Diderot et spécialiste de l’évangélisme en Chine. Ces dernières années, la politique restrictive du « zéro Covid », couplée à un resserrement du contrôle des religions par Pékin, aurait toutefois mis un coup d’arrêt à cette expansion.

► Comment s’organisent-ils, à l’échelle du pays, pour pratiquer leur foi ?

Fondé en 1954 et inféodé au Parti communiste chinois (PCC), le Mouvement patriotique des trois autonomies (MPTA) rassemble les Églises protestantes dites « officielles ». « Il est encore plus proche des autorités que ne l’est l’Association patriotique des catholiques chinois (APCC) », glisse une source chrétienne locale. Au-delà de l’ossature ecclésiale officielle, il existe une nébuleuse d’Églises souterraines, rassemblant la grande majorité des évangéliques. « Ces Églises dites “de maison” sont indépendantes, le plus souvent clandestines et de fait moins connectées et organisées entre elles », précise ainsi Portes ouvertes. Elles continueraient de se rassembler, en secret, en petites fraternités comptant jusqu’à plusieurs dizaines de fidèles dans des lieux privés, comme des appartements.

Selon des informations recoupées par La Croix, il y a encore une certaine porosité, souvent cachée, entre des structures officielles et officieuses. « Il ne faut pas opposer les Églises des trois autonomies et les congrégations de maison de manière binaire : il existe de nombreuses nuances institutionnelles entre celle-ci », tempère ainsi Juliette Duléry.

D’autant que certains protestants sont à la fois membres d’une Église enregistrée… et d’un réseau illégal. « De petites structures locales avaient commencé à se rapprocher des Églises officielles avec le recul de la liberté religieuse et en disent de moins en moins sur leurs activités, ajoute un observateur. On sent ainsi que le sous-marin s’enfonce plus profondément dans les eaux… »

► Que leur reproche précisément le régime, et à quel contrôle les soumet-il ?

Du côté des Églises protestantes « officielles », les contraintes sont sensiblement les mêmes que pour les paroisses catholiques : caméras de surveillance sur les façades des temples, obligation de décliner son autorité à l’entrée des lieux de culte, nécessité d’intégrer des mentions à la gloire du régime dans les prédications, interdiction d’acheter désormais de la littérature chrétienne en ligne… Pour celles officieuses, des associations chrétiennes évoquent des arrestations, des pressions psychologiques ou physiques.

« Il est clair que le contrôle est allé croissant à travers le pays, alors qu’il était plus irrégulier avant, d’une zone à l’autre : en fonction des officiels du terrain et des dynamiques locales, il pouvait ainsi y avoir des réalités très différentes », précise Michel Chambon. « Dans l’absolu, le régime communiste, par essence athée, voit le christianisme comme une menace. Le spectre de la chute de l’Union soviétique est encore là », soutient Patrick Victor, directeur de Portes Ouvertes France-Belgique, pour qui le gouvernement ne ferait pas de « différence » dans son contrôle entre « les évangéliques et les autres dénominations », mais entre « les dénominations qui se soumettent au régime et les autres ».

Alors que Pékin fonde en partie sa rhétorique sur le risque d’ingérences extérieures – derrière un christianisme à la solde de « forces occidentales » qui chercheraient à « renverser » le pouvoir –, « la Chine n’a pas pour objectif d’interdire le développement des Églises souterraines, mais de les siniser », rappelle Juliette Duléry. Certains « modes opératoires » usuels des réseaux évangéliques pourraient, de fait, s’exposer à un contrôle accru du régime. Car, selon une source, « ils sont réputés pour leur fort prosélytisme, ont su s’implanter efficacement dans le tissu urbain et ont bénéficié pendant longtemps d’une présence virtuelle très proactive – même si le passage, en mars 2022, d’une loi régulant les contenus religieux sur Internet les muselle désormais sur ce point ».



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