“L’une des questions, c’est comment remplace-t-on des consommations d’objets par des consommations de signes, de culture ?”
Black Friday aujourd’hui et demain, et lundi 2 décembre, le Cyber Monday. C’est la question de société aujourd’hui, pourquoi aime-t-on autant consommer ? Décryptage avec le sociologue Jean Viard.
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C’est le week-end du Black Friday et le 2 décembre, lundi, le Cyber Monday. De beaux anglicismes, des promos, des bons plans, des réductions pour remplir les paniers, aussi bien dans les magasins, qu’en ligne sur Internet.
franceinfo : Qu’est-ce qui fait que nous aimons autant acheter et consommer dans cette période de super soldes ?
Jean Viard : Vous savez, ça s’est construit lentement. Mais les châtelains avaient de grands châteaux et les paysans des petites maisons. Donc c’est un symbole de réussite et de puissance. Alors ce qui est vrai, c’est qu’en France, même au XIXᵉ siècle, et presque jusqu’à la guerre de 40, dans les milieux populaires, 65% des dépenses, c’est pour se nourrir. Et le but c’est de faire comme les aristos, c’est-à-dire d’arriver à manger de la viande, d’abord le dimanche, et puis après tous les jours. Et on voit souvent aujourd’hui, dans les milieux populaires, on a gardé cette idée que la viande, c’était la force.
Et ce n’est qu’après 1945 qu’on va, petit à petit, augmenter, continuer à augmenter les salaires, diminuer le prix de la nourriture et, effectivement, on va pouvoir manger une nourriture de meilleure qualité,et en même temps commencer à avoir des loisirs, un peu de culture, et au début du XXᵉ siècle, les vélos par exemple, c’était pour les riches, parce que les pauvres ne pouvaient pas se payer de bicyclette.
On a amélioré en qualité, notre vie, d’abord par la nourriture, après par le voyage, la culture, après par la télévision, etc. Mais, c’était sur un modèle où quand les élites avaient le lave-vaisselle, en gros, le “populaire”, si je peux me permettre de parler ainsi, disait : dans 5 ou dix ans, je l’aurai. C’était ça le modèle des Trente Glorieuses.
Et à quel moment justement on a vu arriver la consommation de masse. C’est vraiment après la Seconde guerre mondiale ?
Oui, la consommation de masse s’est vraiment développée après 1945. Quand on a fabriqué la 4CV en 1946, c’était relativement cher pour un travailleur normal. Alors qu’après, quand on a fait la R5, c’était six mois de salaire, et aujourd’hui on refait la R5 électrique, c’est 14 mois de salaire. On est revenu à un prix des choses qui coûtent plus cher.
La consommation de masse, c’est de l’après-guerre, parce qu’on a fait des usines, au fur et à mesure que les gens achetaient. Les prix ont baissé parce qu’on a fabriqué de plus en plus. C’est vrai pour les voitures, c’est vrai pour les vêtements, etc. Et puis parce qu’on a mondialisé les consommations, pour faire venir des choses de l’endroit où elles étaient le moins chères.
Qu’est ce qui nous a fait basculer de la consommation de masse à la surconsommation dont on parle beaucoup aujourd’hui ?
La surconsommation, c’est un peu aussi une vision morale : surconsommation, par rapport à quoi ? Alors ouvrez votre penderie. Au moins la moitié des vêtements, vous ne vous en servez quasiment jamais, ou vous vous en êtes servi trois fois. Le fait que les produits aient baissé, et que la consommation soit devenue le symbole de la réussite sociale, il y a une dimension morale dans ce débat. Et puis le problème du discours sur la surconsommation, c’est l’idée que si on consommait moins, la société serait plus écologique, et donc la prédation sur la nature diminuerait.
C’est vrai sans être vrai. Par exemple, vous allez acheter vos vêtements d’occasion, vous allez faire une économie, mais cette économie, vous allez la dépenser dans autre chose, pour aller en vacances, au spectacle, en faire une nouvelle consommation. C’est très compliqué. En fait, la sobriété substitue les consommations les unes aux autres, c’est indispensable parce qu’on utilise de moins en moins de matières premières, etc. Et l’une des questions, c’est comment on remplace des consommations d’objets par des consommations de signes, de culture ; si vous écoutez un opéra de Verdi dans un fauteuil, vous ne consommez rien, même s’il a fallu le produire.
Et donc le temps que vous passez à créer, à réfléchir, à faire l’amour, à vous promener dans la colline, comment tout ça, petit à petit, peut faire une société différente. Mais la sobriété n’est pas en soi la solution à la surconsommation, c’est une réorganisation de la consommation, donc ce n’est pas négatif. Donc on est pris dans ce type de société, et c’est extrêmement difficile d’en sortir, même si on peut modifier nos comportements et nos pratiques culturelles.