Plus de 150 morts, emportés par des torrents d’eau et de boue


Le premier bilan des intempéries dramatiques qui ont touché le sud-est de l’Espagne n’est que provisoire, car les disparus sont nombreux.

Envoyé spécial dans la province d’Albacete

« J’étais en face. J’étais en face !, répète Carmina comme si elle revivait le terrible sentiment d’impuissance du moment. Je les ai vus appeler à l’aide : “Au secours, la maison s’effondre sur nous !” Et d’un coup, une vague noire est apparue et la maison a disparu. » À sa place, un trou, de la boue et des branches. Qui ne connaît pas le village ne soupçonnerait même pas qu’une habitation ici s’y dressait.

Le couple de trentenaires a été emporté par le torrent qu’est soudain devenu le cours d’eau d’ordinaire paisible de Letur, bourgade de 900 habitants d’Albacete, la province intérieure de l’est de l’Espagne. Jonathan travaillait à la fabrique de fromages locale. Monica dans un camping un peu plus haut. « Tout le monde les aimait, ils n’avaient pas 40 ans… Heureusement que les petits n’étaient pas avec eux ! », soupire Maria del Ollano, une autre voisine. 

Leurs deux enfants, de 8 et 12 ans, étaient à l’école pendant le drame. Les parents font partie des six disparus de la commune, cinq, depuis l’annonce de la découverte du cadavre de Dolores, 92 ans. Le président de la région Castille-La Manche, venu sur place mercredi matin, a reconnu être très pessimiste sur leur sort. De même que sur celui des deux employés municipaux, qui conduisaient chacun une voiture et allaient se croiser sur le pont enjambant la rivière, quand cette dernière est violemment sortie de son lit.

« On cherche »

Le terrible bilan de plus de 150 morts provoqués par le phénomène de la goutte froide qui s’est abattu mardi sur la partie orientale du pays augmentera inévitablement, au fur et à mesure que seront découverts les cadavres des personnes considérées aujourd’hui disparues. Les autorités évitent de communiquer un nombre global des personnes qu’elles ne parviennent pas à localiser. Officiellement parce que le terme de « disparu » ne veut pas dire grand-chose, quand 155.000 personnes ont été privées d’électricité, et donc de téléphones chargés, mais aussi bien souvent de réseau. Autant, sans doute, ne pas affoler la population si les disparus parvenaient à rétablir le contact.

Sauf que le temps joue contre eux. « Plus il passe, plus les possibilités de retrouver les disparus en vie s’amenuisent, explique Juan, un pompier de 41 ans qui s’est porté volontaire pour participer aux recherches. Mais ce n’est pas impossible. Alors on cherche. On descend la rivière, puis on la remonte à nouveau. Mardi on a eu de la chance, on a trouvé une personne en vie. Mais on en a trouvé une autre décédée. »

Vue aérienne d’une zone près de Valence, en Espagne, touchée par les pluies diluviennes.
Nacho Doce / REUTERS

Quarante pompiers du département d’Albacete participent aux recherches. Sur la rue principale de Letur, leurs voitures alternent avec celles de la Croix-Rouge, de la Protection civile, de la Garde civile et des véhicules militaires. Les professionnels des secours ont installé leur poste de commandement dans l’école publique. Au total, quelque 200 spécialistes participent à la recherche des disparus en se portant au secours des survivants. Sans oublier un zodiac, un hélicoptère, deux chiens et des drones. Équipés de caméras thermiques, ces derniers engins permettent de poursuivre le travail la nuit, quand l’œil humain n’a plus grand-chose à faire.

D’un maigre filet d’eau en un torrent 

À l’école transformée en QG, les tâches sont réparties, les zones de travail distribuées. Mercredi soir, un groupe d’habitants venait aux nouvelles. Certains veulent comprendre. « Ici, il n’a pas plu tant que ça au vu des conséquences, dit Olegario, un habitant septuagénaire. Là ou c’est tombé, c’est dans les montagnes. » Les pluies diluviennes auraient engrossé le monstrueux torrent dans la Sierra de Segura qui surplombe le village. Et les branches ramassées sur son cours ont provoqué un bouchon, croient savoir Juan et Paco. Un bouchon de Cocotte-Minute qui n’aurait pas tourné, mais explosé sous la force de la pression accumulée, selon une théorie entendue plusieurs fois à Letur.

Depuis mardi, le village est comme divisé en deux par le pont de la rue San-Sebastian, là où la maison de Jonathan et Monica a été emportée. En amont, les rues sont pratiquement propres et les bâtiments en bon état. En aval, le centre historique est dévasté, de grands trous éventrent les maisons, la boue recouvre les rues et les murs.

Le Magro, qui d’habitude porte bien son nom de maigre filet d’eau, s’est transformé lui aussi en un torrent aux proportions et à la force incroyables. À la décrue, les voitures qu’il a soulevées et fait tournoyer se sont posées les unes sur les autres, comme de gigantesques jouets mal rangés. 

Une image, celle-là, qui rapproche Letur, isolé dans son malheur dans une région plutôt épargnée, des communes dévastées de la province de Valence, où ont péri la quasi-totalité des victimes recensées. La radio publique espagnole, RNE, qui a réalisé des émissions spéciales depuis la commune d’Utiel, à 40 kilomètres à l’ouest de Valence, a décrit les colonnes d’habitants qui marchaient dans la boue, la seule manière de se déplacer dans des rues impraticables pour les véhicules. Le Magro, qui d’habitude porte bien son nom de maigre filet d’eau, s’est transformé lui aussi en un torrent aux proportions et à la force incroyables. À la décrue, les voitures qu’il a soulevées et fait tournoyer se sont posées les unes sur les autres, comme de gigantesques jouets mal rangés. Le décor du spectacle dantesque est observé dans toutes les zones touchées.

Là, les morts de la goutte froide ont été victimes de leur âge et de l’abandon, rapportent des proches au quotidien El País. Six personnes ont péri dans les eaux, la majorité ayant entre 80 et 90 ans. « Ils avaient l’eau jusqu’au cou et on les a laissés mourir », accuse Fernanda Miota, dont la mère octogénaire est décédée à son domicile. Fernanda n’avait pas réussi à convaincre ses parents de l’urgence de quitter les lieux. Après avoir alerté les secours, elle a assisté, impuissante, au sauvetage par hélicoptère d’autres voisins qu’elle jugeait moins en danger.

Élans de solidarité

Paiporta, à 4 km seulement de Valence, est décrite par les médias espagnols comme l’épicentre des inondations. La capitale régionale a été en partie épargnée, probablement grâce à la redirection du cours de la rivière Turia, décidée après la crue catastrophique de 1957. En revanche, Paiporta a vécu des scènes de désolation et a recensé une vingtaine de victimes. Le journal régional Las Provincias rapporte le témoignage de Maria, qui décrit comment sa commune est devenue, mardi, « une souricière ». En particulier pour ceux dont le réflexe, une fois le danger connu, a été de se ruer sur leur voiture. « En quelques minutes, ils étaient coincés et ne pouvaient plus en sortir, rapporte l’habitante. Les voitures flottaient comme dans un aquarium. »

C’est aussi à Paiporta qu’ont été rapportées des scènes de pillage, que des habitants interrogés par le journal La Vanguardia attribuent à la disparition de l’eau potable et à la fermeture des supermarchés. Ce qui n’explique pas le vol de paquets de cigarettes, revendus 40 euros pièce, selon le témoignage de Juanjo recueilli par le quotidien catalan.

Sur les grandes stations de radio et sur les réseaux sociaux, les appels à l’aide alternaient avec les offres de vivres, de toit ou de secours.

Des comportements qui ne peuvent effacer les élans de solidarité observés dès la nuit de mardi. Sur les grandes stations de radio et sur les réseaux sociaux, les appels à l’aide alternaient avec les offres de vivres, de toit ou de secours. Aux appels à témoins de familles inquiètes de la disparition de proches répondaient des influenceurs qui mettaient à la disposition des populations touchées la force de leurs audiences.

« Notre pays donne toujours le meilleur de lui-même lors de crises comme celles-ci, disait Pedro Sanchez lors d’une allocution télévisée mercredi. Nous l’avons fait lors de la pandémie, de [la bourrasque] Filomena et de l’éruption volcanique de La Palma », rappelait le chef du gouvernement, dressant au passage, et sans probablement le souhaiter, un tableau apocalyptique des calamités ayant frappé l’Espagne. « Nous le ferons à nouveau cette fois-ci », promettait-il. D’autant que la terrible épreuve n’est pas terminée. L’agence météo nationale, l’Aemet, a placé la province de Castellon, voisine de Valence, en alerte rouge. L’échelon le plus grave, le même que celui fixé mardi dernier, sans que l’Espagne n’en prenne la pleine mesure.



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