pourquoi boude-t-on désormais la baguette bien cuite?


Depuis les années 1980, les Français se sont habitués à consommer du pain de plus en plus blanc. Aujourd’hui, ils tendent à préférer la baguette mi-cuite à la traditionnelle baguette bien cuite, au grand désespoir des boulangers qui martèlent qu’elle est pourtant meilleure.

“Une baguette pas trop cuite, s’il vous plaît!”. Dans sa boulangerie du XVe arrondissement de Paris, Damien Dedun est habitué à ce qu’on lui réclame du pain blanc, moelleux de préférence encore chaud. La baguette bien cuite n’a plus la côte aujourd’hui, à son plus grand dam. En 2013 déjà, le journal américain The Wall Street Journal publiait un article qui s’inquiétait de cette tendance.

Anne, par exemple, ne jure que par la baguette blanche au goûter, sur laquelle elle étale beurre et Nesquik. “C’est moelleux, tendre et réconfortant. Je suis persuadée que ceux qui aiment la baguette trop cuite sont juste en dépression et détestent la douceur”, plaisante la jeune femme de 23 ans. Pour elle, le pain blanc “dure plus longtemps et se marie avec tous types de dégustation, tandis que le pain trop cuit ouvre les gencives, n’a que peu de mie et met des miettes partout”.

“Une nouvelle habitude de consommation”

“C’est plus facile à manger”, acquiesce Katarina Dimitrijevic, qui adore déguster la mie d’une baguette bien blanche, et a même pris l’habitude de retirer le dos de la baguette “qu’elle trouve trop rêche”, avant de le manger. “Ça fait beaucoup moins mal aux dents et ça a l’avantage de ne pas avoir de la croûte qui vient se coincer dans le palais”.

Une baguette bien blanche, "pas trop cuite" comme l'appellent certains.
Une baguette bien blanche, “pas trop cuite” comme l’appellent certains. © Flickr – CC Commons

“80% des 1200 baguettes que je vends chaque jour sont des baguettes pas trop cuites”, soupire Damien Dedun, dont la baguette a été élue meilleure baguette de Paris en 2022. “Vous allez chez n’importe quel boulanger aujourd’hui, la baguette tradition est cuite blonde, c’est rare qu’elle soit vraiment bien cuite. Le client préfère consommer du pain pas cuit parce qu’on l’a habitué ainsi, et nous évidemment on s’adapte à ce que veut le client donc c’est en quelque sorte un cercle vicieux”.

“C’est une mode, une nouvelle habitude de consommation qu’on doit aux grandes surfaces”, analyse le boulanger, qui est devenu en septembre dernier le boulanger officiel de l’Élysée. “Quand la grande distribution a fait son apparition dans les années 80, elle a proposé de la baguette dite blanche, très parisienne et produite en masse, et à force les gens s’y sont habitués. C’est resté”.

Débat à propos d’un symbole national

Dominique, vendeuse dans une boulangerie du Ve arrondissement de la capitale, est plus nuancée. Au contact des clients toute la journée, cette femme de 30 ans trouve qu'”il y a vraiment deux teams”. “Généralement on sert les clients à l’œil mais aujourd’hui on a intérêt à avoir des paniers bien diversifiés parce que chacun y va de sa préférence. Il faut qu’on ait du bien cuit, du pas trop cuit, du doré… Et s’il n’y a pas ce que les gens veulent, ils n’hésitent pas à faire demi-tour”.

Début février, ce débat autour de ce symbole national a même ressurgit sur le réseau social Twitter, à la publication d’une photo de deux baguettes côte à côte. La publication a fait réagir plusieurs milliers d’internautes, et suscité d’intenses discussions sur la cuisson idéale du pain. Une conversation qui fait dire à l’un d’eux avec humour qu’il s’agissait “du débat le plus français” qu’il n’ait jamais vu.

“Auparavant, toutes les baguettes sortaient de la même fournée. Il y a 50-60 ans en France, les boulangers français faisaient exclusivement des grosses pièces qui étaient vraiment très cuites et se conservaient très bien. Mais aujourd’hui on est obligés de faire plusieurs types de cuisson, les gens sont très attentifs à ça”, confirme à BFMTV.com Dominique Anract, président de la Confédération Nationale de la Boulangerie-Pâtisserie Française (CNBPF).

“Les habitudes de la société ont bien changé entre l’après-guerre et les années 70”, note encore Frédéric Roy. “Les fournées étaient faites au feu de bois donc elles laissaient une croûte dorée assez épaisse, de 4-5 mm. Ça permettait au pain de se conserver plus longtemps, parce qu’à l’époque dans les petites communes le boulanger ne passait qu’1 à 2 fois par semaine”.

Goût, digestion et conservation

Aujourd’hui, certaines boulangeries franchisées telles que Marie Blachère ou La Mie Câline proposent plusieurs cuissons de pain afin de satisfaire tous les goûts. Damien Dedun, lui aussi, essaie de faire du mix dans ses paniers. “J’essaie de faire un peu de tout pour plaire à tout le monde mais ça n’est pas toujours évident”, confie-t-il. “Le week-end par exemple avec le rythme à tenir, j’ai du mal à produire beaucoup de baguettes bien cuites”.

Pourtant, les boulangers sont tous d’accord: la baguette bien cuite est bien meilleure que le pain mi-cuit, aussi bien au niveau gustatif que sur le plan de la santé. “Il est beaucoup plus goûteux quand il est croustillant!”, affirme Frédéric Roy, artisan-boulanger à Nice, qui rappelle que “la digestion commence par la bouche”.

“Un pain pas très cuit est difficile à assimiler pour l’organisme car sa cuisson n’est pas vraiment achevée”, explique Damien Dedun, pour qui le pain à moitié cuit n’a que peu de valeur nutritionnelle. “Pendant la cuisson, l’amidon présent dans la farine est censé gonfler, éclater puis se déshydrater pour être facilement assimilé par le corps”. “Quand celui-ci n’est pas totalement cuit, c’est donc l’estomac qui va terminer la dégradation de l’amidon, ce qui va le faire souffrir par rapport à un pain qui va être bien cuit”.

“Le pain blanc est moins digeste”, confirme Frédéric Roy. “C’est pour ça que vous êtes assez rapidement rassasié parce que vous allez remplir votre estomac très vite”.

A contrario dans le cas de la cuisson d’une baguette bien cuite, “les sucres contenus dans la farine sont caramélisés. C’est ce qui va lui donner beaucoup de goût et d’arômes”. Par ailleurs, les boulangers s’accordent sur le fait que la conservation d’une baguette bien cuite sera meilleure, contrairement aux idées reçues.

“Les cuissons plus pâles vont sécher plus vite. Une cuisson suffisante va former une croûte plus épaisse qui va protéger l’intérieur du pain et garder la mie humide beaucoup plus longtemps, contrairement au pain blanc qui tend à être plus pâteux et à absorber toute l’humidité de l’air”, développe Fabien Nollay, boulanger formateur à l’École de boulangerie et de pâtisserie de Paris.

Désormais, les artisans-boulangers s’efforcent de faire preuve de pédagogie avec leurs clients, afin que le savoir-faire qui leur est cher ne se perde pas. En attendant, qu’elle soit pâle ou croustillante, la légendaire baguette française a été inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO en novembre dernier. Une reconnaissance pour les 33.000 boulangers français, dont le secteur est menacé par l’inflation et par la crise des vocations depuis quelques années.

Jeanne Bulant Journaliste BFMTV





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