quand la « course » aux prénoms des suspects devient un enjeu identitaire
La justice et les médias doivent-ils donner les prénoms et noms des personnes soupçonnées d’être impliquées dans des faits divers sensibles ? Et comment lutter contre la « course » à la publication des patronymes qui, de plus en plus, se joue notamment sur les réseaux sociaux avec un objectif très clair : donner, très en amont et souvent en piétinant la présomption d’innocence, une grille de lecture purement identitaire de certaines affaires criminelles ou délictuelles ?
Ces questions ont plané mercredi 4 septembre lors d’une audience devant le tribunal correctionnel de Paris. Cinq personnes y étaient jugées pour avoir publié des messages haineux juste après la mort de Thomas, 16 ans, tué lors d’un bal à Crépol (Drôme) en novembre 2023. Ces prévenus avaient relayé sur les réseaux sociaux des photos, les noms et adresses de personnes ayant été interpellées quelques jours après la mort de Thomas.
L’audience a permis de mesurer à quel point la question de l’identité de ces personnes, tout juste interpellées, était un point de fixation pour certains individus. « Quand, à la télé, ils ne donnent pas les noms, on sait bien ce que cela veut dire. On sait, à 99 %, que c’est parce que les noms ont une connotation orientale », a affirmé l’un des prévenus, un chauffeur routier de 55 ans.
« Une lecture idéologique et hystérisée de ce dossier »
Le procureur de Valence, Laurent de Caigny, chargé de l’affaire de Crépol, s’est toujours refusé à dévoiler l’identité des mis en cause. « Par souci de protéger l’avancée de l’enquête et par respect de la présomption d’innocence », explique aujourd’hui le magistrat qui, à l’époque, n’a pas pu empêcher la publication très rapide des noms sur les réseaux sociaux. Deux journaux, Le Journal du dimanche puis Le Figaro, avaient, eux, publié les prénoms. « Tout cela a contribué à donner une lecture idéologique et hystérisée de ce dossier », constate Laurent de Caigny en ajoutant que les « éléments du dossier ne corroboraient pas » la thèse d’un crime sur fond de racisme anti-blanc, largement véhiculé par ces divulgateurs d’identités.
Le phénomène n’est pas nouveau : en octobre 2022, après la mort de Lola, collégienne de 12 ans tuée à Paris, le prénom de quatre personnes d’origine algérienne, alors placées en garde à vue, avait fuité sur les réseaux mais aussi dans certains médias. Finalement, deux des personnes avaient été remises en liberté sans poursuites. L’identité complète de la jeune femme, soupçonnée d’avoir tué Lola, est elle aussi sortie alors même que le procès n’a pas encore eu lieu.
C’est comme si, désormais, cette question des patronymes devenait un enjeu majeur à chaque fait divers. Interrogé en juillet 2023 sur l’origine des jeunes ayant participé aux émeutes ayant suivi la mort de Nahel, Gérald Darmanin avait jugé « très erroné » qu’on puisse expliquer ces événements uniquement par un prisme « identitaire ».
Le ministre de l’intérieur avait aussi évoqué le profil des personnes gardées à vue dans la quinzaine de commissariats qu’il avait visités au cours des derniers jours. « Oui il y a des gens qui apparemment pourraient être issus de l’immigration. Mais il y a eu beaucoup de Kévin et de Mattéo si je peux me permettre », avait affirmé Gérald Darmanin, donnant l’impression de valider le recours aux prénoms pour donner une grille de lecture de la délinquance. Même si dans ce cas, citer « Kévin » ou « Mattéo » était un moyen de dire que tous les émeutiers n’étaient pas issus de l’immigration, comme l’affirmaient alors un certain nombre de responsables politiques de droite ou d’extrême droite.
« Si vous citez des prénoms, vous faites passer le message en douce »
Dans ce contexte, les acteurs de la justice marchent sur un fil dans certaines affaires sensibles. « En règle générale, durant le temps de l’enquête, je ne donne pas les prénoms et les noms des personnes mises en cause. Par respect de la présomption d’innocence et parce que cette seule information n’apporte aucun élément de compréhension d’un dossier judiciaire », explique Éric Vaillant, procureur de Grenoble, qui, parfois, peut toutefois donner des éléments sur l’identité ou l’origine de personnes impliquées. « Je le fais quand circulent des informations fausses ou polémiques sur le profil de tel ou tel individu. C’est le rôle du procureur d’intervenir pour rétablir la vérité. »
Donner les identités des suspects dans un fait divers relève d’une stratégie réfléchie, selon Baptiste Coulmont, professeur de sociologie à l’École normale supérieure Paris-Saclay et spécialiste des prénoms. « Si, demain, vous dites “les Noirs ou les Arabes sont tous des criminels”, vous pouvez être taxé de racisme et condamné pour cela. Si vous citez des prénoms, vous faites passer le message en douce, comme en contrebande. Et en agissant ainsi, vous ne désignez pas à la vindicte uniquement des individus personnellement mais tout le groupe de population auquel, pour certaines personnes, ils sont censés appartenir. »