Réparer les vivants



La vie en face

Entouré de ses parents, un adorable bambin tout de blanc vêtu pose sur nous un regard rieur, découvrant dans un sourire ses quenottes nacrées. À sa gauche, sa mère penchée vers lui le couve d’un regard aimant, un large sourire illumine son visage ; à sa droite, son père, la tête rejetée en arrière, s’esclaffe à gorge déployée dévoilant une dentition de guingois. Se détachant du fond et du vêtement noirs, son visage et son cou portent les stigmates de graves brûlures, son oreille a manifestement été recousue. Au dos de sa main posée sur le vêtement immaculé de l’enfant, une tache ronde de couleur foncée témoigne d’une greffe.

Hiroshima, sa douleur

La légende du cliché nous apprend qu’il s’agit de la famille Kotani, photographiée à Hiroshima en 1957. Les deux parents ont été irradiés douze ans auparavant lors du largage par l’armée américaine de la bombe atomique sur la ville japonaise, le 6 août 1945. Ils se sont rencontrés dans les couloirs de l’hôpital, se sont mariés et ont donné naissance à la petite Hiromi. Le photographe Ken Domon se rend à Hiroshima pour la première fois le 23 juillet 1957 à 14 h 40, comme il l’indique dans ses notes. Profondément choqué par l’étendue du désastre et ses conséquences à long terme sur la population, le photographe y retournera six fois jusqu’au mois de novembre pour son propre compte, réalisant 7 800 négatifs argentiques. En noir et blanc, muni de son appareil 35 mm, il photographie les bâtiments et lieux dévastés, rencontre les survivants, témoigne de leurs blessures physiques et psychiques, documente les opérations de chirurgie réparatrice. Aussi bouleversantes soient-elles, ses photographies gardent la bonne distance entre émotion et information, sans fausse pudeur ni voyeurisme. Ce travail personnel fera l’objet d’un livre publié en 1958, Hiroshima. En regard des 180 photographies sélectionnées, Domon décrit le contexte des prises de vues et partage ses propres émotions.

Un choc qui fait polémique

Après des années de silence, la parution de ce livre est un choc pour le public japonais, à la hauteur de celui qu’a éprouvé Ken Domon. La population ignorait jusque-là la réalité du désastre, l’occupant américain ne tenant pas à en faire la publicité, une commission de censure civile veilla à éviter pendant une dizaine d’années toute publication relative aux hibakusha, les victimes des bombardements nucléaires. Hiroshima lui vaut la reconnaissance de ses pairs mais fait également l’objet de critiques acerbes dans l’opinion, sans que cela entame la détermination du photographe à exposer la vie telle qu’elle est. En 1977, le Prix Nobel Kenzaburo Oe parlera de l’ouvrage de Ken Domon comme de la première œuvre d’art contemporain inspirée par la bombe atomique à traiter des vivants et non des morts.

Maître du réalisme social

Les événements tragiques de la Seconde Guerre mondiale et la capitulation du Japon ont révélé la grande supercherie de la propagande de guerre, à laquelle Domon a contribué un temps à la fin des années 1930, réalisant des reportages glorifiant l’efficacité et le dévouement des jeunes soldats et des infirmières. Après la défaite suivie de la mort accidentelle de sa fille cadette en 1946, il s’engage dans une approche résolument sociale, directe et objective de la photographie, rejetant toute forme de mise en scène ou d’artifice. Il professe que les deux concepts fondamentaux en photographie sont la réalité et la vérité : « Une photographie réaliste est une photographie qui aime la vérité, qui exprime la vérité, qui fait appel à la vérité. » Dès lors, il n’aura de cesse de documenter la vie quotidienne d’une société en plein bouleversement, avec une attention particulière portée aux enfants. Ses recueils qui documentent la misère des enfants dans les villages de la région minière de l’île de Kyushu, Les Enfants de Chikuho suivi de Le Père de la petite Rumie est mort, publiés en 1960, deviendront des best-sellers qui assoiront définitivement sa renommée au sein de l’archipel.



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