sabotage sur le Dniepr, escalade dans la guerre


Kiev et Moscou s’accusent mutuellement d’avoir fait exploser cet ouvrage qui retenait 18 millions de m3 d’eau, noyant des dizaines de villages proche de cette ville.

Sur une vidéo, une maison flotte, portée par le courant, son toit allongé dépassant des flots comme un étrange monstre aquatique. Sur une autre, deux grands-mères éberluées découvrent leur quartier complètement inondé. Sur une troisième, le Palais de la culture de Nova Kakhovka est à moitié enseveli dans l’eau sale. Des dizaines de photos et de vidéos, postées sur les réseaux sociaux par des habitants, révèlent au monde, à hauteur d’homme, la catastrophe qui s’est produite mardi matin au sud de l’Ukraine.

À l’aube, une immense détonation a retenti au niveau de la centrale hydroélectrique située aux abords de la ville de Nova Kakhovka, sur la rive gauche du Dniepr, dans la région de Kherson, faisant, selon plusieurs témoins, vibrer les fenêtres des maisons à des dizaines de kilomètres à la ronde. L’explosion a creusé une large ouverture dans le barrage de la centrale, déversant des torrents d’eau sur des villages entiers. La centrale elle-même a aussi été endommagée.

Sur place, un responsable russe a annoncé mardi après-midi que le niveau de l’eau du réservoir baissait, à raison de 35 cm par heure. Au même moment, les autorités ukrainiennes affirmaient que 150 tonnes d’huile moteur s’étaient déversées dans le fleuve Dniepr, que 24 localités étaient inondées, au moins 600 habitations dévastées rien qu’à Nova Kakhovka, et qu’«environ un millier» de civils avaient été évacués de la zone. Déjà otages de la guerre menée par Moscou en Ukraine, des centaines de familles sont à présent victimes d’une catastrophe humanitaire.

«Des centaines de milliers de victimes»

L’impressionnante installation – le barrage à lui seul se dresse sur 30 mètres de hauteur et s’étend sur 3,2 kilomètres – est dans une zone actuellement contrôlée par les Russes, sur le fleuve Dniepr, qui coule du nord au sud de l’Ukraine. Construite en 1956 pendant l’ère soviétique, la centrale hydroélectrique de Nova Kakhovka est l’une des plus importantes installations énergétiques du pays.

Retenant 18 millions de mètres cubes d’eau, elle produit de l’électricité pour plus de trois millions d’Ukrainiens et est un dispositif-clé du réseau énergétique du pays. Elle alimente aussi en eau la péninsule de Crimée, annexée par la Russie en 2014, ainsi que la centrale nucléaire de Zaporijjia, la plus grande d’Europe (aujourd’hui contrôlée par Moscou), qui puise par ailleurs dans le réservoir l’eau nécessaire au refroidissement de ses réacteurs.

L’explosion de la centrale hydroélectrique de Nova Kakhovka aura des conséquences dévastatrices, dont une pénurie d’eau en Crimée qui durera des décennies

Mustafa Nayyem, le directeur de l’agence d’État pour les infrastructures

Selon le directeur de l’agence d’État pour les infrastructures, Mustafa Nayyem, la destruction du barrage met en péril plus de 80 localités, et les inondations pourraient causer «des centaines de milliers de victimes». «L’explosion de la centrale hydroélectrique de Nova Kakhovka aura des conséquences dévastatrices, dont une pénurie d’eau en Crimée qui durera des décennies, l’irrémédiable bouleversement de centaines de milliers de vies, et un risque de noyade pour des milliers de personnes», a déploré Mustafa Nayyem.

Couper l’afflux d’eau en Crimée

Les deux parties s’accusent mutuellement d’avoir fait exploser le barrage. Volodymyr Zelensky a immédiatement pointé du doigt les «terroristes russes» . L’ambassadeur spécial du président, Anton Korynevych, a lui aussi condamné, lors d’un discours à la Cour pénale internationale, l’action d’un «État terroriste»: Kiev et Moscou se retrouvaient justement, ce jour-là, devant la justice internationale à La Haye, dans le cadre d’une affaire introduite par l’Ukraine en 2017 puis doublée d’une autre requête, à la suite de l’invasion russe de février 2022, par laquelle l’Ukraine accuse la Russie de planifier un génocide.

Depuis Kiev, le conseiller du ministère de l’Intérieur, Anton Gerashchenko, a d’ailleurs martelé que la destruction du barrage constitue «une autre preuve de la politique génocidaire de la Russie envers les Ukrainiens».

De nombreux membres de la société civile ukrainienne évoquent un «écocide», terme inclus dans le code pénal du pays depuis 2001 et qui implique une volonté de causer des dommages majeurs à un ou plusieurs écosystèmes. Depuis environ un an, l’Ukraine tente de recenser les actes d’«écocide» commis sur son territoire par les forces ennemies.

De leur côté, les autorités russes ont d’abord nié que l’explosion ait eu lieu, avant d’évoquer une opération de sabotage des forces ukrainiennes visant à couper l’afflux d’eau en Crimée occupée et à détourner l’attention du monde d’un échec probable de leur contre-offensive, attendue depuis plusieurs mois. Moscou a annoncé que des enquêteurs russes allaient mener une investigation afin d’identifier l’origine de l’explosion.

«Violation du droit international »

Les nombreuses réactions internationales laissent peu de doute sur l’avis des dirigeants occidentaux quant au commanditaire du désastre. Le président du Conseil européen, Charles Michel, a affirmé que la Russie devrait rendre des comptes, évoquant un «crime de guerre». «Les attaques de la Russie contre les infrastructures civiles critiques ont atteint un niveau inédit», a déclaré le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, soulignant que cet acte «pourrait constituer une violation du droit international». L’UE a promis à Kiev de fournir «l’aide nécessaire», selon le chef de la diplomatie ukrainienne.

«Le barrage de Nova Kakhovka est un ouvrage particulièrement costaud. Or les Ukrainiens ne possèdent pas dans leur arsenal de quoi mener une frappe assez puissante et précise pour le détruire ainsi», remarque le colonel Michel Goya, spécialiste des questions militaires. «Par ailleurs, au vu des images, on peut conclure à une explosion très verticale, du bas vers le haut, ce qui laisse supposer que plusieurs tonnes d’explosifs ont été placées sous le barrage, en pleine zone occupée par les Russes», conclut le coauteur de L’Ours et le Renard. Histoire immédiate de la guerre en Ukraine.

Le site stratégique était notoirement un point d’inquiétude. Depuis le mois d’octobre, les autorités ukrainiennes accusaient les Russes d’avoir miné l’installation et craignaient que Moscou puisse l’endommager volontairement.

Mardi, les experts s’accordaient à considérer que les destructions infligées à l’ouvrage ne pourraient être colmatées à brève échéance. Les inondations menacent donc de compliquer les opérations ukrainiennes dans une grande partie du Sud, notamment le passage vers la rive est du Dniepr. Le défi logistique colossal que représentent la crise humanitaire et l’endommagement de la centrale et du barrage constitue autant un coup dur pour Kiev qu’un coup au moral des Ukrainiens.



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