Sénégal : des visages et des noms sur les morts de la répression de juin 2023


Baye Fallou Sène avait 17 ans. C’était un lycéen qui rêvait de devenir footballeur. Au lieu de cela, il est mort d’une balle en pleine poitrine. D’après ses proches, le jeune homme était simplement allé observer, par curiosité, les affrontements entre policiers et manifestants qui se déroulaient non loin de chez lui, aux Parcelles Assainies, un quartier populaire du nord de Dakar, lorsqu’il a été tué.

C’était aux premiers jours de juin 2023, quand des milliers de Sénégalais et Sénégalaises sont sortis dans les rues pour protester contre la condamnation d’Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme. Accusé de viol, l’opposant le plus populaire du pays avait finalement été jugé coupable de « corruption de la jeunesse ».

C’est sur cette sentence et sur une autre condamnation, intervenue en mai 2023, pour « diffamation » et « injures publiques », que les autorités se sont appuyées pour rayer l’homme politique des listes électorales, ce qui l’a empêché de se présenter à l’élection présidentielle qui devait se dérouler le 25 février prochain, avant que le président, Macky Sall, ne l’annule de manière unilatérale.

Cette annulation a entraîné de nouvelles manifestations qui ont déjà fait trois victimes. Une nouvelle marche silencieuse était prévue mardi 13 février dans l’après-midi mais les autorités l’ont interdite

Des gens marchent alors que la fumée s’échappe des pneus en feu lors des manifestations à Dakar le 4 février 2024. © Photo John Wessels / AFP

À Ziguinchor, fief de Sonko, situé dans le sud du pays, Sidya Diatta était membre du Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), le parti d’Ousmane Sonko. À l’issue de ses études à l’université catholique de l’Afrique de l’Ouest, il n’avait pas trouvé d’emploi. Alors, ce Casamançais de 32 ans s’était lancé dans l’agriculture. Le 1er juin, lui aussi est mort par balle.

À Dakar, la capitale, Seny Coly était boulanger. Âgé de 26 ans, il résidait dans le quartier de Niary Tally mais travaillait aux Parcelles Assainies. Seny Coly ne manifestait pas : c’est en se rendant au boulot qu’il a été atteint par une balle du côté de Liberté 6. Au quartier Grand Yoff, Mamadou Cissé a subi le même sort à son retour de la mosquée. Également âgé de 26 ans, il avait entamé des études de lettres modernes qu’il devait bientôt poursuivre au Canada.

Quant à Bassirou Sarr, il manifestait à Guinaw Rails, dans la banlieue dakaroise. Ce tailleur de 31 ans est tombé aux côtés d’un ami, qui témoigne : « Nous étions en train de manifester. Bassirou, qui était tout juste derrière moi, a reçu une balle d’un gendarme qui a pointé son arme vers nous et tiré. » Avec son enfant, la famille de Bassirou Sarr a aussi perdu un grand soutien financier : le jour même de son décès, il avait encore donné de l’argent à sa mère, rappelle cette dernière, reconnaissante.

« Une opacité totale »

Toutes ces histoires, tous ces noms, tous ces témoignages sont issus du travail collectif mené par une quarantaine de journalistes, de cartographes et de scientifiques des données (data scientists), essentiellement sénégalais, réunis au sein de l’initiative « CartograFreeSenegal ». Méthodiquement, ils et elles ont entrepris de recenser les décès causés par la répression des manifestations de juin 2023.

« Dans le feu de l’action, nombre d’informations non vérifiées ont circulé sur les réseaux sociaux, expliquent-ils sur la page internet du projet. Comme préalable fondamental, nous avons tenu à établir un lien sûr et direct avec les familles des victimes afin d’authentifier les décès survenus. » Pour chaque cas, au moins un·e journaliste a été chargé·e d’échanger avec les proches du défunt.

Il s’agissait de « recueillir les détails sur son état civil, son âge et, par la même occasion, de dresser son portrait », explique Moussa Ngom*, journaliste indépendant qui a lancé le projet. D’autres éléments ont été examinés quand ils étaient disponibles : certificats d’autopsie, photos, vidéos, déclarations de témoins oculaires et de soignant·es.

On ne souhaitait pas juste relayer les chiffres des autorités et de l’opposition, mais établir notre propre bilan, le plus juste possible.

Moussa Ngom, journaliste

De quoi aboutir à des données plus fiables et plus transparentes que celles du gouvernement, dont le bilan s’est arrêté à 16 morts. Ainsi l’initiative CartograFreeSenegal a-t-elle recensé 29 décès, survenus entre le 1er et le 4 juin inclus. L’ONG Amnesty International a parlé d’« au moins 23 morts », le Pastef en a dénombré 30. Avec ces deux dernières organisations, CartograFreeSenegal a pu croiser ses données et comparer sa liste de décès.

« Nous avons sollicité le ministère de l’intérieur pour faire la même chose : nous n’avons obtenu aucune réponse à ce sujet, regrette Moussa Ngom. L’État sénégalais entretient une opacité totale sur sa méthode de calcul et n’a fourni aucun nom. Dans les 16 morts qu’il reconnaît, on ne sait pas quels décès ont été comptabilisés ou non. »

Un travail « d’utilité publique »

Les conclusions de CartograFreeSenegal, elles, ont été publiées sur Internet, sous le statut de « données libres de droit » (open data), ce qui autorise tout organe de presse à les republier. Sous la forme d’une carte interactive (ci-dessous) et d’un tableau, ces informations sont consultables sur le site de La Maison des reporters, un média d’investigation sénégalais indépendant, essentiellement financé par les dons des lecteurs et lectrices. Elles ont également été résumées dans un poignant fil de messages postés sur le réseau social X.


La carte établie par le collectif « CartograFreeSenegal ».

Moussa Ngom, journaliste pigiste(lire notre Boîte noire) à peine trentenaire qui est à l’origine de CartograFreeSenegal, est également le fondateur de La Maison des reporters. Début juin, il se dit que quelque chose cloche quand les autorités publient leurs premiers bilans provisoires : « Entre les annonces de décès qui circulaient sur les réseaux sociaux, les images de personnes atteintes par balle étalées par terre et les chiffres fournis par le gouvernement, il n’y avait pas de cohérence. »

Rapidement, le reporter lance un appel sur les réseaux sociaux : « Je voulais rencontrer les familles des victimes, essayer de recenser les cas de décès et en parler. Puis j’ai réalisé que ce n’était pas un travail qui pouvait être fait par une seule personne. Au vu du grand nombre de victimes, il fallait nécessairement que ce soit un effort collectif. J’ai donc lancé un autre appel pour proposer aux confrères journalistes de collecter ensemble des infos sur les victimes et les blessés, afin d’essayer d’établir un bilan. D’autres personnes ayant eu la même idée, on s’est rejoints assez spontanément. »

À Dakar et en Casamance, les deux zones où la répression a été la plus violente, des journalistes partent à la pêche aux informations, alors même que les affrontements entre manifestants et forces de sécurité se poursuivent. « Des conditions difficiles », résume le reporter Ansoumana Dasylva, qui a contribué depuis Ziguinchor.

Parallèlement, des cartographes et des scientifiques des données, basés au Sénégal mais aussi ailleurs dans le monde, planchent sur la mise en forme des données récoltées par les reporters. « Un travail aussi collaboratif, c’est rare dans le monde des médias au Sénégal, souligne Souleymane Diassy, journaliste pour la plateforme de « fact-checking » Africa Check. On était tous mus par cette volonté d’y voir beaucoup plus clair, d’aller au fond des choses. » Un travail bénévole, mené « avec la conscience de l’utilité publique de ce qu’on était en train de faire », appuie Moussa Ngom.

Lutter contre le fatalisme

Utilité publique ? Si une personne dit qu’il pleut et qu’une autre dit qu’il fait beau, la mission du journaliste n’est pas de citer les deux, mais de regarder par la fenêtre pour voir ce qu’il en est vraiment, professe la maxime. Moussa Ngom y souscrit complètement : « On ne souhaitait pas juste relayer les chiffres des autorités et de l’opposition, mais établir notre propre bilan, le plus juste possible. »

Avec la volonté d’humaniser l’information, en rappelant que derrière les chiffres, il y a des drames individuels : « En lisant le portrait d’une personne décédée, en découvrant son parcours et les circonstances de son décès, on peut se dire : “Ça aurait pu être moi.” J’aurais pu être dans la rue le jour de cette manifestation, juste pour rentrer à la maison, observer ce qui se passait, jauger l’ampleur de la mobilisation ou simplement exprimer mon mécontentement. »

Comme d’autres membres du collectif, le reporter gardait un mauvais souvenir de « la faillite collective » du traitement médiatique des événements de mars 2021. Une première arrestation d’Ousmane Sonko avait alors déclenché des manifestations durement réprimées : 14 morts, selon les autorités (un bilan confirmé par Amnesty International).

Des décès dont « la presse n’a pas assez parlé », juge Moussa Ngom, inquiet que la société sénégalaise s’accoutume peu à peu à une répression de plus en plus violente. Un fatalisme alimenté par l’impunité quasi absolue dont jouissent les auteurs et les responsables de ces crimes : à la suite des violences de mars 2021 et de juin 2023, aucun agent des forces de sécurité n’a été poursuivi devant les tribunaux, même quand une preuve vidéo flagrante existait.

« En attendant que la justice veuille bien s’en saisir, ce dont je doute absolument, reprend Moussa Ngom, il revient à la presse et à la société civile de s’emparer de ce sujet, afin qu’on puisse garder la mémoire de ces décès-là. S’il y a une alternance politique en 2024 ou plus tard, cela permettra de remettre sur la table ces dossiers. On pourra dire : “Voilà ce qui s’est passé en 2023 ; voici les visages de ces personnes ; voilà l’âge de ces personnes, qui sont pour la plupart très jeunes” [la moyenne d’âge des 22 victimes pour lesquelles les journalistes ont pu récupérer cette donnée est de 27 ans – ndlr]. On n’a pas le droit d’oublier. »

Une « mine d’informations » pour l’histoire

Chercheur en histoire basé à Dakar (et collaborateur d’Afrique XXI), Florian Bobin abonde en ce sens : l’initiative CartograFreeSenegal, à laquelle il a participé, sera aussi une mine d’informations pour les futur·es historien·nes. « Dans mes recherches, je suis toujours conditionné par les archives qui existent », explique ce spécialiste des violences d’État et des luttes de libération dans le Sénégal de feu Léopold Sédar Senghor (président de 1960 à 1980), qui s’apprête à publier une biographie (Florian Bobin, Cette si longue quête. Vie et mort d’Omar Blondin Diop, Jimsaan, Dakar, 2024) du militant Omar Blondin Diop, dont la mort suspecte en prison avait déclenché une grande colère populaire.

« Aujourd’hui, si je veux retracer les journées du 11 ou du 12 mai 1973, après le décès d’Omar Blondin Diop, j’ai à ma disposition les témoignages oraux des témoins de l’époque. J’ai éventuellement accès à leurs archives privées, s’ils avaient pris des notes, et aux archives officielles (comptes rendus de police, correspondance du ministère de l’intérieur, etc.). Il peut aussi y avoir des sources secondaires, c’est-à-dire des écrits qui auraient déjà été produits sur le sujet », liste l’historien, conscient de la fiabilité limitée des archives officielles et des témoignages humains, qui s’altèrent parfois avec le temps.

« Alors, pour juin 2023, poursuit Florian Bobin, le fait qu’on ait pu, dans l’heure ou la journée qui a suivi leur décès, trouver l’identité de telle ou telle personne, qu’on ait pu retracer le fil des événements qui se sont déroulés le matin ou la veille, c’est une base inestimable. Ce travail est important pour le présent, mais également pour l’avenir. À la fois comme outil de travail pour les chercheurs de demain, mais aussi par devoir de mémoire à l’intention des générations du futur. »





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