Spinoza et moi



Je n’ai jamais aimé ­Spinoza. Même dans mes études de philosophie et même quand j’ai passé l’agrégation, j’ai fait l’impasse sur ce philosophe. Quelque chose me retenait face à la mode, la doxa qui faisait du philosophe de la joie l’auteur qu’il fallait lire, qu’il fallait suivre, qu’il fallait aimer. Précurseur de la pensée critique du XXe siècle, célébré dans le monde universitaire et connu du grand public pour sa philosophie morale et ses indications pour mener une vie heureuse, il est entré en grâce pour sa distinction judicieuse entre le politique et le religieux, dont il était beaucoup question à son époque, et par l’invention de la méthode historico-critique de lecture des textes. Cependant, à sa pensée dogmatique écrite comme une démonstration mathématique « more geometrico », je préférais la douceur des Méditations. Sa vision des femmes comme des êtres inconstants qui entraînent les hommes vers leurs plus bas instincts, qui « se prostituent » lorsqu’elles sont infidèles, est bien loin de celle de Descartes, qui a désiré écrire en français et non en latin afin que les femmes puissent le lire, et qui philosophait avec la reine ­Christine de Suède.

Sous la plume de Henry ­Méchoulan, je découvre un autre Spinoza, loin de celui de la légende académique. Comme l’annonce le titre de son livre, voici Spinoza démasqué (1) : l’historien et philosophe, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’âge classique et d’Amsterdam au temps de Spinoza, dévoile une autre facette de ce personnage, décrit dans son contexte, son siècle, sa ville et sa vie. Voici enfin et pour la première fois une étude circonstanciée de la philosophie de Spinoza, à partir des sources hébraïques qu’il cite et d’un travail de vérification méthodique de ces citations et exemples pris dans le texte : étrangement, cette comparaison n’avait jamais été faite, tant l’apparence de la rationalité est forte chez Spinoza, tant on prend pour vrai ce qu’il dit, puisqu’il se fait fort de le démontrer.

En Hollande, où les juifs se réfugièrent après l’Inquisition espagnole car ils y étaient reçus et tolérés, les controverses religieuses faisaient rage, sur la question de la prédestination en particulier, à partir des écrits de Jacobus Arminius et des remontrants qui désiraient apporter une atténuation à la rigueur des calvinistes. Mais à Amsterdam, on sépare la politique et la religion, car « l’intolérance ruine l’économie », comme le dit Méchoulan, et la doctrine calviniste, religion dominante dans le pays, « n’est pas dominatrice », elle laisse vivre les différentes croyances librement. Alors pourquoi diable Spinoza, né à Amsterdam en 1632, fils de Michael Spinoza, ancien crypto-juif ayant fui les foudres de l’Inquisition, élevé dans la tradition rigoureuse, lettré, membre éminent de la communauté juive, espoir de ses maîtres, s’est-il autant attaqué à ses origines ? Ce n’était pas par peur de la censure, ni pour se démarquer de ses frères juifs attaqués si durement par l’Inquisition espagnole, chassés, massacrés, condamnés de force, puisqu’en Hollande les conditions de vie étaient plus douces. Et pourtant, lorsque Spinoza quitte le judaïsme orthodoxe pour établir sa propre théologie qui rejoint la doctrine panthéiste, « Deus sive natura », il a besoin de se démarquer de la Bible et de ses origines juives. C’est la raison pour laquelle, par « passion », violemment et surtout injustement, il s’emploie à les réfuter ou plutôt à les rejeter.

Sa lecture de l’Ancien Testament « entachée de passion et de fantasme », de préjugés et de contre-vérités, est ici finement disséquée et critiquée en connaissance de cause, jetant les bases « d’un antisémitisme laïc reposant sur des raisonnements faussés par des trucages et des mensonges ». Alors que Spinoza se fait fort de réfuter le judaïsme, il lui emprunte ses plus importants concepts : comme le « conatus », cette disposition que nous avons à persévérer dans notre être, et qui est la traduction exacte du concept juif « Yetser », ou même la joie, qui est au cœur de sa philosophie morale. Mais au vu de sa théologie panthéiste et de ses prises de position antijuives, Spinoza a été excommunié de la communauté juive d’Amsterdam. Comme le montre Henry Méchoulan, l’excommunication est une traduction trompeuse de « Herem » en hébreu, le vrai sens étant « bannissement ». On a bâti une légende au sujet de rabbins intolérants qui l’auraient exclu, alors qu’il a été blâmé pour ses propos jugés dangereux à une époque de grande intolérance, et surtout de grand antisémitisme.

Ce brûlot est non seulement passionnant à lire car il nous replonge d’une façon claire et vivante dans une époque de questionnements religieux très actuels, mais aussi car il permet de lever le voile sur les erreurs magistrales de ce grand philosophe, au sujet desquelles on rêverait d’un débat entre spécialistes. Courageusement, le chercheur remet les choses en place, démasque l’imposteur, justifie mon impasse – et me donne envie de relire Spinoza, « more Méchoulan ».



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