Sur les traces de Nestor Makhno, l’anar des campagnes ukrainiennes
Les souris sont partout. Elles ont fui les champs labourés par les tirs de mortier et grignotent les paquets de maïs, le sarrasin des placards, la mousse des matelas, les vieux papiers… Une nouvelle calamité pour les derniers habitants de Houliaïpole, 2 000 personnes qui n’ont plus l’âge ni les moyens de déménager ou de louer un appartement à Zaporijia, la grosse ville la plus proche. « Comme j’ai dit à ma femme : “On avait les orques [les Russes], maintenant on a les souris” », soupire Sergueï Levtcheko, un menuisier du coin. La nuit tombée, elles se faufilent dans les caves pour grimper sur les lits de fortune de ceux qui n’ont pas été évacués.
Peu de toits tiennent encore bon dans cette bourgade de la ligne de front. Plus un commerce ouvert, seulement des rondes humanitaires. En bruit de fond, les incessants échanges de tirs, à quelques kilomètres. De temps à autre, un cycliste trace sa route, pommes de terre dans les sacoches de son vélo. Parfois surgit l’ombre d’un camion militaire ou celle d’un chien errant. « Je n’y fais même plus un aller-retour pour m’occuper de ma maison, confie Irina Chtepa, ancienne sage-femme de Houliaïpole, réfugiée à Zaporijia. Ma mère est à l’hôpital : qui veillera sur elle si je meurs ? Et puis, mon chien Nick est mort d’un infarctus après un tir de S-300. Je n’ai plus personne là-bas. »
Houliaïpole (« le champ de la liberté », en ukrainien) comptait 23 000 habitants avant la guerre et a longtemps été une ville de foire, passante et animée. C’est un carrefour historique où se croisent les routes du Donbass menant à Donetsk, Dnipro et Zaporijia. Voilà pourquoi les Russes l’ont pilonnée dès la nuit du 4 au 5 mars 2022. Pourquoi, aussi, l’armée ukrainienne a tout fait pour empêcher qu’elle ne tombe aux mains de l’ennemi. Houliaïpole est restée ukrainienne, mais pour qui ? Des tôles ondulées gémissent dans les rues désertes. Sur la place des Héros-de-l’Ukraine, anciennement place Lénine, claque un placard publicitaire désaxé par le vent.
Un petit miracle s’est tout de même produit dans ce décor fantomatique. A Houliaïpole résiste Nestor Makhno. Les deux statues de ce chef de guerre anarchiste, né ici en 1888, mort à Paris en 1934, tiennent debout. La première, du plus pur kitsch postsoviétique, veille sur la cour de la maison familiale, dont le toit a pourtant été soufflé, début octobre. L’autre, 100 % dorée, se dresse toujours au centre de la ville, au pied du Palais de la culture, dévasté. Entre les sacs de sable censés protéger Makhno, tous éventrés, des soldats ont planté un drapeau ukrainien : leur hommage à ce paysan qui, après la révolution russe de 1917 et alors que son pays plongeait dans la guerre civile, mena avec son armée d’insurgés une guérilla acharnée contre l’occupant austro-allemand, puis contre les troupes restées fidèles au tsar – avant de se retourner contre ses alliés bolcheviques, qui l’ont trahi dès le danger « blanc » disparu. « Cogner sur les blancs jusqu’à ce qu’ils deviennent rouges, et cogner sur les rouges jusqu’à ce qu’ils deviennent blancs », résumait-il à sa façon.
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