A Pittsburgh, les robots ont remplacé les hauts-fourneaux


Publié le 4 avr. 2023 à 7:05

D’abord, on voit la rouille qui ronge le hangar. La tôle ondulée bleu canard a roussi aux arêtes. A l’entrée, la plaque « Carnegie Robotics », mordorée à dessein, rappelle aux visiteurs qu’ils se trouvent au coeur de la « rust belt », cette ceinture géographique de la rouille qui a été le moteur industriel de l’Amérique, du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

A l’intérieur, plus rien n’évoque le passé. Un tank et une jeep autonomes stationnent au milieu de l’usine. Sur un écran, on voit un robot démineur flairer et faire exploser des mines. Puis un navire de plaisance qui accoste en douceur grâce à un pilote automatique. Il y a aussi quelques chariots élévateurs transpalette, eux aussi autonomes, qui laissent voir leurs intestins de câbles et de connecteurs. Pour produire des séries plus importantes, Carnegie Robotics a créé Thoro, une co-entreprise avec le danois Nifilsk, juste de l’autre côté de la rue. Dans une aile du hangar, une soixantaine d’ouvriers en T-shirt assemblent une caméra embarquée d’ultra longue portée, qui fait office de capteur thermique. Ils ne sont séparés des ingénieurs que par une cloison vitrée, pour faciliter les échanges.

Cette entreprise-usine à la pointe de l’innovation incarne les ambitions de Pittsburgh, Pennsylvanie. Martyrisée, couverte de suie, l’ex-capitale de l’acier a pansé ses plaies, et vu son taux de chômage retomber de 20 % au plus fort de la crise de la sidérurgie à un peu plus de 4 % aujourd’hui. Elle veut profiter de la révolution industrielle en cours pour revenir à l’avant-garde et s’y est préparée depuis quarante ans en bâtissant un pôle d’excellence en robotique.

Plus de commandes de la Darpa que de capital-risque

Dans ce domaine, ce sont généralement Boston et San Francisco qui prennent à la fois la lumière et les capitaux privés. Pourtant, le robot le plus célèbre du MIT, le chien de Boston Dynamics, capable de courir et de sauter, serait aveugle sans les caméras de Carnegie Robotics. La petite société de Pittsburgh conçoit les systèmes autonomes et en fabrique les composants-clés, comme ces yeux pour robots, ou bien des filtres de position qui permettent aux engins autonomes de se repérer dans l’obscurité totale et sans liaison satellitaire. Au bout de treize ans d’existence, Carnegie Robotics, 220 salariés, quelques dizaines de millions de dollars de chiffre d’affaires, est une société rentable, mais plus habituée aux commandes de la Darpa (l’agence d’innovation de l’armée américaine) qu’aux tours de table de capital-risque.

L’entreprise a été fondée par un enseignant en robotique de l’Université Carnegie Mellon (CMU), John Bares. La célèbre université privée de Pittsburgh, fondée par le magnat de l’acier Carnegie et son banquier Mellon, avait créé en 1979 le premier programme universitaire de robotique des Etats-Unis. Avec l’espoir, à l’époque déjà, de reconvertir un pays sinistré dans les technologies d’avenir.

Les robots conçus par CMU pour inspecter la centrale nucléaire pennsylvanienne de Three Mile Island ont montré cette année-là l’utilité de la discipline naissante. Quinze ans plus tard, la Nasa a décidé d’implanter dans l’université un centre d’ingénierie robotique (NREC) financé par ses soins pour faciliter les transferts de technologie vers l’industrie. John Bares en a pris la direction en 1997.

Une « rangée de la robotique » au centre-ville

« John Bares trouvait regrettable que tous ces composants imaginés pour la construction, l’agriculture, les mines, et surtout la défense, soient à ce point sous-utilisés par des administrations et des entreprises qui ne savaient pas trop quoi en faire. C’est pour ça qu’il a voulu créer une entreprise », raconte Mike Embrescia, le directeur du développement de Carnegie Robotics.

La société créée dans une caravane, sur un parking, a déménagé trois ans plus tard dans une ancienne aciérie au sol en terre battue, au milieu d’un parc de 2 hectares cerné de hauts murs de brique. L’usine était à l’abandon depuis trente ans. Le quartier, lui aussi, rouillait ferme. On ne s’y aventurait pas la nuit.

Dix ans après, il est transfiguré. C’est maintenant le coeur de Robotics Row, une « rangée de la robotique » concentrée dans le centre-ville, le long de la rivière Allegheny. Des maisonnettes en brique rénovées voisinent avec des bureaux tout neufs au design industriel, quelques terrains vagues et une voie ferrée envahie par les herbes. Meta, Google s’y sont installés, ainsi que des industriels qui investissent dans la robotique et l’intelligence artificielle, tels Caterpillar, Honeywell, Smith + Nephew, Bosch… Les start-up locales s’appellent Gecko Robotics (robots d’inspection industrielle qui grimpent aux parois), Kaarta (modélisation 3D), Locomation (camions autonomes)…

La razzia de Travis Kalanick sur Pittsburgh

« Sur un mile carré (2,6 km2), on a 40 entreprises de robotique, là où avant il n’y avait que des usines et des entrepôts », montre fièrement Joel Reed, le directeur de Pittsburgh Robotics Network, depuis les hauteurs de la ville aux trois rivières et aux 446 ponts. En contrebas, on distingue nettement l’usine historique en brique rouge des ketchups Heinz. Une sorte d’entrepôt gigantesque se détache aussi : c’est l’ancien siège d’Uber Advanced Technologies Group, la filiale du groupe californien dédiée à la voiture autonome.

« Quand Uber est arrivé en 2015, ils ont recruté 40 chercheurs et scientifiques de Carnegie Mellon University. Les offres ont été faites le vendredi, et le lundi, ils étaient au bureau ! » se souvient Joel Reed. CMU n’a pas été seule à se vider, se remémore Mike Embrescia : « Travis Kalanick [le fondateur d’Uber] est venu voir ce que nous faisions chez Carnegie Robotics. Il a dit à John Bares : ‘Je veux que tu fabriques mon véhicule autonome.’ Il a acheté nos technologies, pris la moitié de notre équipe, et nommé John Bares à la tête d’Uber ATG. »

Mais les investisseurs ont pris peur quand ils ont réalisé que l’autonomie totale n’était pas pour demain. En décembre 2020, Uber a revendu ATG à son concurrent Aurora pour 4 milliards de dollars. Ce qui était à Pittsburgh est resté à Pittsburgh, le PDG d’Aurora n’étant autre qu’un doctorant de CMU, Chris Urmson. Cofondée par des transfuges de Tesla et d’Uber, la start-up spécialisée dans les véhicules autonomes a pour parrains de grands capitalistes de la Silicon Valley, comme Amazon ou Sequoia.

Peut-être les financiers de la côte Ouest alléchés vont-ils fondre sur Robotics Row. Les industriels continueront sans doute à y faire leurs emplettes. Pittsburgh a les talents et le savoir-faire. Elle n’attend plus que ses Carnegie et ses Mellon du XXIe siècle.

Un partenariat public-privé financé par l’armée pour développer la robotique dans l’industrie

A l’instar de la Nasa, l’armée a joué un rôle important récemment dans la structuration du pôle robotique de Pittsburgh. En 2017, le département de la Défense a financé la création d’un institut de robotique avancée pour les industriels, ARM. Il permet aux entreprises de trouver des compétences et des formations, de partager de la propriété intellectuelle, et de tester des solutions, « pour diminuer la prise de risque des industriels qui ne comprennent rien aux robots », explique Jay Douglass, le directeur opérationnel. Ce partenariat public-privé rassemble 410 membres et a financé 180 projets en six ans. Les robots sont une solution à la pénurie de main-d’oeuvre qui affecte l’industrie aux Etats-Unis, justifie Jay Douglass. Ils sont aussi un élément de compétitivité, ajoute-t-il : « Nous ne pouvons pas rivaliser avec la Chine en termes de salaires ou de taille de marché. C’est pourquoi nous avons besoin de robots, dans l’agroalimentaire, le textile, les puces, partout. »



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