« Au quartier général de la police, c’était un vrai bordel »




Soixante ans plus tard, il s’en rappelle encore. Philippe Labro est en reportage dans le Connecticut en novembre 1963. L’émission de télévision pour laquelle il travaille à l’époque, Cinq colonnes à la une, l’a envoyé sur place pour faire un sujet sur l’enseignement à Yale. Alors qu’il est sur le campus universitaire, un homme crie : « The president has been shot ! [le président s’est fait tirer dessus]. » À 27 ans, le journaliste se retrouve propulsé dans l’un des événements les plus médiatisés de l’histoire. Le 23 novembre au matin, Philippe Labro arrive à Dallas (Texas) avec le premier avion : « Je n’avais jamais volé dans un avion aussi silencieux. » À l’occasion de l’anniversaire de l’assassinat de John F. Kennedy, il revient sur cette expérience de vie hors du commun.

Le Point : Quelle est l’atmosphère qui règne autour de vous quand les Américains apprennent que Kennedy a été tué ?

Philippe Labro : Quand on apprend la nouvelle, je file avec une voiture direction New York pour prendre un avion. Il y avait 3 heures de route. La radio ne parlait que de ça et j’ai vu à travers mes vitres, tout en conduisant, que le pays peu à peu prenait conscience de l’événement et du deuil. Je voyais les maisons, les hôtels, les stations-service descendre leurs drapeaux. Sur le bord de la route, j’ai vu un conducteur de camion s’arrêter, descendre de sa cabine et s’appuyer sur la portière pour pleurer. Le pays prenait conscience de l’événement. D’abord, c’était le choc, la sidération, puis le chagrin et, enfin, la peur. Nous ne savions pas qui avait fait ça au début, donc les citoyens se demandaient : est-ce que ce sont les Soviétiques ? les Cubains ? Est-ce que le pays est en danger ? Non seulement c’était la perte d’un président mais aussi, qu’est-ce que cela signifiait pour l’avenir du pays ?

On voyait le capitaine Will Fritz descendre avec Oswald pour l’interroger. Sans sténo, sans magnétophone, tout ça puait l’amateurisme, la confusion.Philippe Labro

Vous arrivez à Dallas, Lee Harvey Oswald a été arrêté, il est soupçonné d’être l’auteur des tirs. Comment s’organise sa garde à vue ?

Quand j’arrive au quartier général de la police de Dallas, il y a déjà 250 à 300 journalistes américains. On était deux Français, un correspondant de l’AFP, François Peloux (décédé aujourd’hui) et moi. Je me suis retrouvé à vivre ce spectacle invraisemblable où, dans un petit immeuble de seulement trois étages, il y avait toute la presse américaine et la presse du monde entier qui arrivait. À l’étage, il y avait une cellule et l’on voyait le capitaine Will Fritz (patron de la police locale) descendre avec Oswald pour l’interroger. Sans sténo, sans magnétophone, tout ça puait l’amateurisme, la confusion. Ça a duré comme ça jusqu’au lendemain, le 24 novembre 1963, le jour où Jack Ruby tue Oswald d’un coup de pistolet dans le garage du quartier général de police.

Comment faisiez-vous pour travailler ?

Le journaliste à l’époque n’a pas tous les éléments qu’il a aujourd’hui pour, en direct de n’importe où dans le monde, pouvoir donner son rapport tout de suite. Là-bas, on est au stade où on tape les articles à la machine à écrire, donc il faut appeler la rédaction à Paris et dicter les articles au téléphone. Et le problème majeur, c’était d’avoir accès à un téléphone ! Je me suis installé dans un hôtel presque en face du quartier général de la police et j’avais soudoyé le concierge pour avoir accès au téléphone quand je voulais. Dès qu’une nouvelle information tombait, ou que la situation changeait, il fallait remettre l’article à jour. Avec le décalage horaire [sept heures entre Dallas et Paris, NDLR], personne ne dormait, ni moi, ni les équipes à Paris. Au point que quand Oswald se fait tirer dessus par Ruby, je suis au téléphone en train de dicter mon article. C’est le plus beau ratage de ma vie. Le garçon avec qui j’étais au téléphone me dit : « Oh la la, on vient d’apprendre qu’Osward s’est fait flinguer. » J’ai laissé le téléphone et traversé la rue pour tomber sur toute la scène, un vrai bordel.

À LIRE AUSSI La Maison-Blanche, 200 ans de secretsSelon vous, pourquoi cette histoire fascine encore aujourd’hui ?

Les gens sont fascinés pour mille raisons. C’est l’homme au masque de fer, il y a une énigme qui flotte quand même au-dessus de toute cette histoire. Mais aussi ce qui est fascinant, c’est ce couple, soixante ans plus tard, cet homme, cette femme, ces années Kennedy passionnent encore parce que ça s’est passé dans un contexte de bling-bling et de glamour. L’Amérique a élu un homme après avoir été dominé pendant deux mandats par un vieux monsieur, un général à la retraite, Eisenhower. La Maison-Blanche devient une sorte d’Hollywood. Ses équipes savent fabuleusement bien se servir de l’image, de la communication : donc ça passionne ! Il y a peu d’événements, je crois, dans l’histoire contemporaine qui ont cette force et cette capacité à passionner, comme je le fais en ce moment, pour savoir qui, quand, pourquoi.

Il y a beaucoup d’hypothèses qui se sont développées au fil des ans, Lee Harvey Oswald n’a jamais eu de procès puisqu’il est mort avant, certains pensent que c’est un complot… Pour vous, il y a complot ou pas ?

Pour moi, il n’y a pas complot, car toute cette affaire est une histoire de circonstances, et des détails le prouvent. Je vous conseille le livre Case Closed de Gerald Posner qui démontre minute par minute l’événement. C’est la bible des anti-complotistes. Il y a un élément que tout le monde oublie. Quand Oswald quitte l’immeuble après avoir tiré sur Kennedy, il rentre chez lui et prend un pistolet. Il part de chez lui en courant, il traverse une partie de la banlieue de Dallas et là, il y a un flic en patrouille. C’est l’officier J. D. Tippit. Il lui demande de s’arrêter et Oswald lui tire trois balles dans la poitrine… Voulez-vous m’expliquer pourquoi, s’il est innocent ou si c’est un pigeon comme beaucoup disent, pourquoi il tire et tue ce flic qui voulait l’arrêter ?

Mais de toutes les façons, l’événement est tel que ce n’est pas seulement qu’il y ait complot ou pas qui compte. Ce qui compte, c’est que le jeune président qui était tout juste en train de devenir un grand président est assassiné en pleine gloire. En pleine fin de guerre froide avec Khrouchtchev. C’est un tournant historique dans les années 1960, qui est la grande décennie des États-Unis, et ça change tout. Si on fait de l’uchronie, si Kennedy n’avait pas été flingué, que serait-il advenu ? La guerre du Vietnam aurait-elle pris cette ampleur ? On ne sait pas. Ce qui compte, c’est que cette affaire est un grand tournant historique.



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