« Dans les petites villes, beaucoup se sentent abandonnés »




Laurent Berger, le patron de la CFDT, et Philippe Martinez, celui de la CGT, ainsi qu’une cohorte de dirigeants syndicaux feront le voyage jusqu’à Albi, la paisible préfecture du Tarn, pour la nouvelle journée de manifestations contre la réforme des retraites, ce jeudi 16 février. Depuis le début du mouvement, les villes moyennes sont à la pointe des mobilisations. Ce phénomène est-il le signe d’un mouvement plus profond ? En tout cas, il est scruté avec attention par le pouvoir, à Paris. L’analyse de Bruno Cautrès, chercheur CNRS au Cevipof et enseignant à Sciences Po Paris.

À LIRE AUSSIRetraites : pourquoi les patrons des syndicats sont attendus jeudi à Albi ? Le Point : Peut-on tirer des enseignements de la carte des mobilisations contre la réforme des retraites ?

Bruno Cautrès : Le premier enseignement est tout d’abord l’étendue géographique des manifestations et la stabilité dans l’ampleur de la mobilisation. Selon la manière de compter, ce sont 160 à 230 cortèges qui se sont formés dans presque toutes les régions et villes. Il faut être prudent dans l’interprétation, car les cortèges sont composés de manifestants qui viennent souvent d’autres communes du département ou de l’agglomération. Mais on voit au fil des mobilisations quelques régularités, avec beaucoup de cortèges dans l’Ouest, notamment en Bretagne, dans le Sud-Est, en particulier la partie Rhône-Alpes de la région Aura, la vallée du Rhône, le pourtour méditerranéen (Bouches-du-Rhône), ou encore le Grand Est et le Nord. Les cartes disponibles montrent moins de mobilisation dans le Béarn.

Quels sont les territoires où cette mobilisation est la plus significative ?

Beaucoup d’observateurs, comme Jérôme Fourquet, et bien des syndicalistes ont souligné des mobilisations d’une ampleur inédite dans des villes moyennes avec des taux de mobilisation assez impressionnants dans des villes comme Figeac, Morlaix, Tulle, Quimperlé, Tarbes, Vesoul, Aubenas, Montargis, Digne-les-Bains, Vierzon. Mon collègue Jean Viard analyse ce phénomène comme la mobilisation de « la France des gens de peu », celle des sous-préfectures et des petites villes qui se sentent reléguées. Dans ces petites communes, certaines catégories se sentent abandonnées par un pouvoir politique qui ne comprend plus les difficultés de la vie des citoyens « ordinaires ». Il est tentant de faire un parallèle avec les Gilets jaunes, bien sûr, même si l’on manque de données pour étayer empiriquement cette hypothèse.

Cette mobilisation est-elle plus forte dans les villes moyennes et petites villes que dans les agglomérations ? Est-ce un phénomène nouveau ?

Non, pas si nouveau que cela. Les facteurs sociologiques expliquent beaucoup cette situation, et parfois même davantage que les facteurs territoriaux : la coupure entre une France « périphérique » et la France des « métropoles » est plus complexe qu’il n’y paraît, car les métropoles comptent aussi leurs zones d’exclusion sociale et les petites villes comptent aussi leurs quartiers riches. Or, si l’on considère les facteurs sociologiques, on voit que le travail s’est transformé depuis ces deux ou trois dernières décennies : contrats courts et jobs fragiles continuent d’exister dans une France qui, pourtant, crée de nouveau des emplois. Le sens du travail aussi s’est transformé. Bref, un ensemble de facteurs sociaux de plus longue durée explique l’état de tension de la société française sur tout ce qui touche au travail.

À LIRE AUSSIAssemblée nationale : la fabrique des braillards de la NupesLes lieux de mobilisation sont-ils en adéquation avec ceux de la mobilisation des Gilets jaunes ?

En partie, oui, même si la comparaison est complexe : ronds-points et « actes » tous les samedis, ce n’est pas comparable aux manifestations classiques, organisées et encadrées par les syndicats. Les tenants de la thèse d’une France des « périphéries » qui se sent exclue par un pouvoir en adéquation avec les « métropoles » l’interprètent comme cela et voient une familiarité entre la mobilisation dans les villes moyennes et la France des Gilets jaunes. On manque quand même vraiment de données d’enquêtes pour le confirmer, même s’il s’agit d’une hypothèse intéressante à vérifier.

Peut-on voir dans cette mobilisation des villes moyennes le signe d’une redistribution des cartes électorales ?

Il faut se garder de franchir ce pas. La géographie électorale est une géographie des permanences à travers le temps. Il y a parfois des élections qui marquent une profonde recomposition sociologique et territoriale, mais on n’en est pas là. Les circonscriptions dans lesquelles se déroulent les élections (villes, départements, régions, circonscriptions législatives, pays tout entier pour la présidentielle et les européennes) ne sont pas comparables à la carte des manifestations contre la réforme des retraites. En revanche, on voit que la question de la juste rémunération de sa vie au travail, de la juste récompense des efforts faits dans sa vie agit comme un puissant levier qui explique l’opposition à cette réforme sur l’âge de départ en retraite. Cette question devrait sans doute prendre de l’importance dans les prochaines échéances électorales. Comme l’a très bien montré mon collègue Luc Rouban en utilisant les données du baromètre de la confiance politique du Cevipof, la question de la promesse d’égalité républicaine non tenue et de la méritocratie en panne explique bien des tensions politiques du pays.

À LIRE AUSSIArnaud Benedetti : « LFI veut préempter la place de premier opposant »




Lien des sources