« Jean-Luc Mélenchon est un danger pour la République »




André Henry, fut le premier (et le dernier) ministre du Temps libre de François Mitterrand. Ancien instituteur des Vosges et responsable syndical national, sa mission consistait alors à encourager l’éducation populaire et le loisir, on lui doit notamment la création du chèque vacances, utilisé chaque année par 4 millions de Français. À la retraite depuis janvier 1995, André Henry poursuit inlassablement sa vie militante, se désolant de voir sa famille politique se soumettre à une extrême gauche « parfois débraillée ». Refusant de se « soumettre aux Insoumis », il plaide pour une gauche fidèle à ses valeurs et respectueuse des principes de la social-démocratie.

Le Point : Vous avez pris votre retraite à l’« âge syndical » en janvier 1995 à 60 ans, qu’avez-vous fait de ces vingt-huit années de temps libre ?

André Henry : J’ai travaillé et milité ! En vérité, je n’ai eu que peu de temps libre, j’ai été président d’une grande association, l’Alefpa [Association laïque pour l’éducation, la formation, la prévention et l’autonomie, NDLR], qui a plus de 2 000 salariés et suit 10 000 ou 15 000 jeunes personnes en situation de handicap. J’ai aussi pris part à d’autres associations, sur le thème de la laïcité.

Vous n’avez pas fait comme la plupart des retraités de votre génération, qui aiment voyager et profiter de leur famille ?

Le militantisme a occupé une grande partie de ma vie et je n’ai pas voyagé en étant à la retraite. J’ai campé avec ma femme et mes enfants pendant vingt ans. À l’époque, j’avais une caravane. Je devrais goûter aux joies du mobil-home en septembre pour une réunion des anciens de la Fédération de l’Éducation nationale, ce qui me réjouit…

Votre ministère du Temps libre n’a pas duré, mais la France est devenue le pays du temps libre avec les RTT et les congés payés ; la société s’est en grande partie organisée autour du loisir, des vacances et de la retraite. Vous pensiez gagner cette bataille culturelle ?

Nous n’avons pas gagné cette bataille ! Nous l’avons simplement amorcée. Le temps libéré doit avoir un sens. La politique consiste à mettre du contenu dans ce temps libéré pour que ce temps ne soit pas un temps vide.

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Une partie de la gauche défend aujourd’hui l’idée d’un droit à la paresse et cite régulièrement votre ministère du Temps libre pour justifier cette idée au nom d’un combat de gauche. Vous êtes d’accord avec cette idée ?

Le temps libre n’est pas un temps de paresse ! Celui qui veut paresser le peut, mais le temps libre n’est pas un temps vide. C’est un temps social, dans lequel on peut rencontrer les autres, dans le domaine sportif ou culturel, par exemple. Il faut du temps pour cela. Le temps libéré n’est pas juste un moment entre deux temps de travail.

À l’heure de Netflix et des réseaux sociaux, vous pensez vraiment que le temps libre est un temps civique ?

La citoyenneté est enseignée à l’école, mais nous vivons dans un pays où 40 % des électeurs s’abstiennent ! Il est urgent de remettre un peu de civisme dans toutes les formations de la vie. Il faut expliquer ce que sont la République et la démocratie, ça n’est pas inné et c’est aussi à cela que doit servir le temps libre. J’ai le sentiment d’assister aujourd’hui à une déchéance démocratique, que les gens se fichent de tout, protestent contre tout, et ne voient que le verre à moitié vide, sans jamais se demander comment le remplir. Ce pessimisme ambiant entraîne des effets politiques dangereux et ouvre la voie aux extrêmes, c’est là ma crainte.

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Il y a eu la robotisation, les délocalisations, on voit maintenant débarquer l’intelligence artificielle… Tous les métiers semblent menacés par le progrès. Allons-nous voir disparaître le travail et ne plus avoir à gérer que notre temps libre ?

Je ne crois pas. Nous sommes probablement au tout début d’une transformation radicale de la société. ChatGPT, qui n’est qu’un exemple parmi d’autres, montre que l’intelligence artificielle fait des progrès considérables. On se dirige probablement vers une mutation énorme du travail et des rapports humains. Prenez les téléphones portables, que chacun regarde dans le métro, on ne se parle plus, on ne se regarde plus, même si moi, à mon âge, je regarde toujours par la fenêtre ! Ces smartphones ne sont rien par rapport aux outils que l’on aura dans vingt ans. Nous devrons nous adapter pour travailler autrement.

Comment ?

Il faudra se réorganiser, accepter un équilibre différent de la semaine. L’idée d’une semaine de trente-deux heures réparties sur trois jours me semble, par exemple, une bonne idée, à condition que tout le monde ne travaille pas sur les mêmes trois jours. Il faudra aussi abandonner l’idée, toujours très prégnante, du dimanche comme un jour de repos sacré… et également réfléchir à une nouvelle répartition de l’année de travail. La France n’étale pas assez ses vacances. Aucun autre pays au monde ne ferme ses entreprises en août pour cause de vacances, cela nous fait perdre en productivité !

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Vous avez été le seul ministre du Temps libre, mais il y a eu d’autres ministres avec des intitulés fantaisistes, comme ministre de la Cohésion des territoires, ministre de l’Identité nationale, ou ministre de la Réforme de l’État… Comment fait-on pour incarner une idée quand on hérite d’un ministère qui n’existe pas vraiment ?

On se dépatouille ! J’ai échoué dans ma mission pour deux raisons. La première était mon incompétence : j’étais un syndicaliste, sans expérience politique. Or le militantisme politique et le militantisme syndical n’ont rien à voir entre eux. Dans un syndicat, on respecte des motions, alors qu’en politique on a pour préoccupation de voir son mandat renouvelé. La seconde raison, c’est que le ministère du Temps libre n’est pas arrivé au bon moment, il aurait été mieux avec Martine Aubry, lorsqu’elle a fait passer la semaine de trente-cinq heures, ce que nous n’avons pas pu faire en 1981, à cause de l’inquiétude des Français devant le chômage.

Que feriez-vous aujourd’hui si vous étiez ministre du Temps libre de Macron ?

Je préfère l’appeler monsieur Macron, et je tiens à dire « monsieur », car je suis un vieux démocrate, c’est ma culture de Vosgien né dans les bois, élevé par une grand-mère, sans papa, que de dire « monsieur Macron » ou « président Macron ». Donc, si monsieur Macron me demandait d’être ministre du Temps libre aujourd’hui, je donnerais priorité à l’éducation au civisme. Nous sommes dans une société de défiance, à l’égard de tout et de tous. La méfiance envers la classe politique est un drame pour la société française.

Que pensez-vous de la réforme des retraites du président Macron ?

Je pense que cette réforme a été trop brutale, mal faite, et mal exposée. La réforme Touraine a été mieux réussie dans la méthode, et a d’ailleurs été mieux acceptée par les Français, qui ont besoin de temps pour être convaincus. Là, le président Macron a été brutal, il a braqué Laurent Berger, le secrétaire général du premier syndicat de France, seul homme capable de faire un lien entre un mouvement social dur et un camp social-démocrate. C’était une erreur politique de se le mettre à dos. Cela me pose aussi problème, car quand je vois l’âge plus élevé de départ à la retraite de nos voisins européens, je me demande si l’on pouvait encore tenir longtemps économiquement. Je fais d’ailleurs le pari que, lorsque la gauche reviendra au pouvoir dans quelques années, elle se réjouira de cette réforme, car elle n’aura pas à la faire elle-même !

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Vous avez voté pour Emmanuel Macron au second tour en 2017 et en 2022, vous n’avez pas de regrets ?

Je n’ai jamais de regrets en politique. La vieille règle s’applique toujours : « Au premier tour, on choisit ; au second tour, on élimine. » En 2017, j’ai même voté pour monsieur Macron dès le premier tour, c’est la seule fois de ma vie où je n’ai pas voté pour mon parti au premier tour d’une élection présidentielle.

Pourquoi ?

À cause de monsieur Hamon. Comment aurais-je pu voter pour un candidat qui a été un frondeur détestable à l’égard de François Hollande, alors président de la République et qui, en plus, a voté une motion de censure avec la droite ? Il m’était insupportable de voir cet homme se présenter au nom de la gauche. Je détestais déjà les frondeurs qui ont mis sens dessus dessous le Parti socialiste, mais Benoît Hamon est allé trop loin. La loyauté est essentielle à mes yeux. À quoi bon faire de la politique s’il n’y a pas de valeur dans les rapports humains ? En 2022, en revanche, j’ai voté Anne Hidalgo, avec le sourire, même si elle n’avait rigoureusement aucune chance, pas plus que Valérie Pécresse à droite… car jamais les Français n’éliront un Parisien ou une Parisienne.

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Une des premières mesures de François Mitterrand en 1981 a été de rétablir le 8 mai comme jour férié. Si vous deviez ajouter un jour férié aujourd’hui au calendrier, ça serait lequel ? Éric Piolle a des projets sur ce point…

On pourrait reprendre le calendrier du XVIe siècle, lorsque l’on avait quinze jours fériés ! Plus sérieusement, il ne s’agit pas d’ajouter ou de supprimer des jours fériés, tout est une question d’équilibre du travail et d’état de l’économie française. Quand on cherche à faire une politique du temps libéré, il faut trouver des moyens, améliorer les conditions de travail, les conditions de vie, mieux organiser le travail… et que l’économie fonctionne. Or, pour l’instant, on n’a pas trouvé le moyen de supprimer le travail, et les jours fériés me semblent assez bien équilibrés.

Après presque cinquante ans d’adhésion au Parti socialiste, vous envisagez de rendre votre carte, que se passe-t-il ?

Il se passe quelque chose que je n’aurais jamais imaginé. Aujourd’hui, le parti de Jean Jaurès est soumis à des Insoumis, qui n’élisent pas leur chef, puisque celui-ci s’autoproclame chef. Je n’accepte pas cette soumission.

Pour vous, Jean-Luc Mélenchon a rompu avec l’idéal de gauche ?

Il a un programme très proche du programme commun de 1981, mais son objectif en quittant le Parti socialiste n’a été que de le détruire. J’en veux beaucoup à Jean-Luc Mélenchon, avec qui j’ai autrefois été ami, d’avoir saboté ce parti, d’avoir dénaturé ses positions, et d’avoir repris le programme commun avec des alliés de circonstance, comme les écologistes, ou un Parti socialiste fantomatique, dont le premier secrétaire n’existe pas sur la scène nationale. Étant à l’extrême gauche, Jean-Luc Mélenchon n’est plus social-démocrate. L’extrême gauche et l’extrême droite se rejoignent sur certains points, on le voit bien à l’Assemblée nationale, avec une extrême gauche parfois débraillée, sauf le Parti communiste qui se tient bien, et une extrême droite lisse, qui se prépare au pouvoir. Pour moi, ceci est dangereux et Jean-Luc Mélenchon, par ses attitudes, est un danger pour la République. Les Insoumis n’élisent pas leur chef et sont soumis à quelqu’un qui n’est plus député. C’est un problème. Je ne crois pas que ce soit là une attitude républicaine et démocratique. Je ne suis optimiste ni pour l’avenir de la gauche ni pour la République française.

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À quoi ressemble une réunion du Parti socialiste à Créteil aujourd’hui ?

Vous avez décidé d’être désagréable… Dans une section qui comptait à une époque 300 membres, où nous pouvions être jusqu’à 150 ou 200 dans la salle, aujourd’hui nous nous réunissons à 35 ou 40. Muets. Il n’y a pas de débat, pas d’énergie, rien qui donne envie de bouger. Ma décision n’est pas prise, mais si le mouvement de Bernard Cazeneuve voit le jour, je quitterai probablement le Parti socialiste.

La gauche, qui a presque inventé la laïcité, donne l’impression de s’en détourner, voire de la combattre, que cela vous inspire-t-il ?

Cela m’inspire des idées désagréables. La laïcité est une question philosophique complexe. La laïcité n’a pour ainsi dire rien à voir avec la religion, c’est la liberté de conscience. On oublie souvent que, dans la loi de 1905, il y a un article très clair, modifié plusieurs fois, qui définit la laïcité comme la liberté de conscience sans pression sur autrui. Dès lors que l’on commence à faire du prosélytisme, on n’est plus dans le cadre de la laïcité. Le premier article de la Constitution définit la France comme une République démocratique, laïque et sociale, les trois sont indissociables.

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Vous avez fait publiquement savoir que vous aviez été franc-maçon, que retenez-vous de cet engagement ?

Quand j’avais vingt-neuf ans, on m’a proposé de devenir franc-maçon. À l’époque, je ne savais pas ce que c’était, mais je ne m’en suis jamais repenti. Je viens même de fêter dans ma loge mes soixante ans dans la franc-maçonnerie. C’est un engagement philosophique qui m’a appris beaucoup de choses, et la plus importante, l’écoute de l’autre.

Quelle personnalité politique de ces dernières années vous a marqué, interpellé ?

Je dirais Édouard Philippe. Sa façon qu’il a eue d’approuver et de désapprouver Emmanuel Macron m’a interpellé. Je pense qu’il a été un vrai Premier ministre.




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