La grande détresse des familles laissées seules face à au mal-être de leurs ados



Elle a le bras gauche tailladé de l’épaule jusqu’au poignet. Des lignes horizontales de 5 à 8 centimètres environ variant entre le rose pâle et le rouge vif selon l’ancienneté de l’entaille, faite avec la lame de son taille-crayon. Emma, 15 ans, se prive également de sommeil et refuse régulièrement d’aller en cours. Cette bonne élève, diagnostiquée précoce lorsqu’elle avait 8 ans, harcelée du CM2 jusqu’à la troisième, souffre de troubles anxieux. Il y a encore quelques mois, elle voyait un pédopsychiatre une fois par semaine. « Ça lui faisait un bien fou », souligne sa mère, Sandrine. Mais, cet été, la famille d’Emma a déménagé. D’un coup, l’adolescente est passée d’un collège rural de 400 élèves à un lycée de centre-ville de 2 000 élèves, à 200 kilomètres de son ancien domicile. Un choc pour l’adolescente, qui ne redoute rien tant que la foule et le regard des autres. « Dès qu’on a su qu’on déménageait, j’ai appelé le centre médico-psychopédagogique (CMPP) du département afin de poursuivre le suivi psychiatrique de ma fille. On m’a répondu qu’il n’y avait pas de place. On m’a dit qu’on mettait ma fille sur liste d’attente et qu’il fallait rappeler chaque semaine. Un jour, alors que je m’impatientais, on m’a dit que, face aux ados qui tentent de se suicider, ma fille n’était pas prioritaire. Je le comprends parfaitement, mais en attendant son état se dégrade, soupire la mère, qui tente de faire avec les moyens du bord. On alterne entre l’infirmière scolaire, notre médecin traitant et les urgences pédiatriques. Lorsqu’elle fait une crise, on l’autorise aussi à rester à la maison. Ça lui permet de souffler trois ou quatre jours, de se remettre d’aplomb, et puis elle retourne au lycée. Mais tout cela ne la soigne pas. J’en viens à me dire que, tant qu’elle n’aura pas fait de tentative de suicide, rien ne changera. »

Listes d’attente. Des histoires comme ça, les professionnels de la pédopsychiatrie en ont à la pelle. « Tous nos patients sans exception connaissent ce parcours du combattant », confirme Isabelle Sabbah Lim, cheffe de service de pédopsychiatrie au groupe hospitalier universitaire Paris Psychiatrie & Neurosciences. A fortiori dans des zones défavorisées, où les enfants en situation de grande vulnérabilité sont nombreux. La chose n’est pas nouvelle. Elle est le résultat du manque d’anticipation des pouvoirs publics, de départs à la retraite trop nombreux, d’un numerus clausus trop strict et du manque d’attractivité de la psychiatrie en général et de la pédopsychiatrie en particulier. Résultat : en quinze ans, la moitié des pédopsychiatres n’ont pas été remplacés. En ville, les praticiens manquent. Plus d’une dizaine de départements en sont même totalement dépourvus. Dans certains hôpitaux, les lits des services de pédopsychiatrie ont parfois diminué de moitié. Partout, les services sont débordés. Et, dans les CMPP, où les consultations sont gratuites et réservées aux enfants et adolescents, les listes d’attente s’allongent : entre six et vingt-quatre mois selon les régions, indique la défenseure des droits Claire Hédon, qui a consacré son rapport 2021 à ce sujet. C’est qu’à cette pénurie de personnel s’ajoute une hausse massive des besoins : + 60 % en vingt ans, selon l’Inspection générale des affaires sociales.



Accueil. La Maison perchée, à Paris, est une association non médicalisée qui offre un espace d’entraide aux jeunes adultes âgés de 18 à 40 ans en souffrance psychique. Ici, les personnes atteintes notamment de bipolarité ou de schizophrénie peuvent venir participer à des groupes de parole spécifiques à leur maladie ou à des ateliers.

Augmentation des troubles dépressifs. Et puis la crise du Covid-19 est arrivée. Et avec elle une hausse sans précédent des passages aux urgences pour troubles anxio-dépressifs et tentatives de suicide. « On était submergés. En vingt ans de métier, je n’avais jamais vu ça. J’ai frôlé le burn-out », se souvient Isabelle Sabbah Lim. Depuis, tout a empiré. « On en vient à trier les situations en fonction de l’urgence. Mais comment arbitrer entre des cas qui sont tous des urgences ? Qui choisir entre un adolescent suicidaire, un enfant de 10 ans envoyé par l’aide sociale à l’enfance, maltraité et présentant des troubles importants, et un bébé de 2 ans dont on soupçonne l’autisme et qui aura tout à gagner d’une prise en charge rapide ? » interroge de son côté Clémentine Rappaport, cheffe du service de pédopsychiatrie du centre hospitalier intercommunal Robert-Ballanger, à Aulnay-sous-Bois (93), qui ne cesse d’alerter à travers le collectif Pédopsy 93 sur l’état déplorable de la discipline.

« Quand on a besoin d’une hospitalisation, c’est l’enfer. On passe notre temps à téléphoner et à négocier des places. Certains services de pédiatrie acceptent les enfants, cela dépanne tout le monde, mais c’est loin d’être satisfaisant pour les patients. Faute de mieux, on doit parfois se tourner vers les services de psychiatrie pour adultes, qui ne sont pas adaptés. Les gamines de 16 ans se retrouvent alors au milieu d’adultes de 40 ans aux pathologies souvent lourdes. C’est un message terrible que vous envoyez à un jeune qui va mal ! » poursuit la pédopsychiatre. Opter pour la solution la moins mauvaise, voilà la ligne. Mais choisir le moins mauvais, ça n’est jamais sans conséquences.

Dispositifs inadaptés. Au gré des échanges, on entend l’histoire d’un jeune suicidaire renvoyé chez lui faute de place en pédopsychiatrie et qui a réitéré son geste quelques jours plus tard, celle d’un ado hospitalisé en gérontopsychiatrie, ou encore celle d’une jeune fille hospitalisée dans un service de psychiatrie pour adultes et violée. Des situations de surmédication, visant à pallier le manque de personnel, sont aussi évoquées. Et puis il y a les conséquences en cascade, comme celles vécues par Ismaël*, un enfant de 9 ans présentant des troubles autistiques sévères, et sa famille. L’école refusait de mettre en place un dispositif adapté, les accompagnants d’élèves en situation de handicap étaient introuvables, et aucun établissement spécialisé n’existait dans son secteur. Le garçon a été déscolarisé. Son père a dû quitter son travail pour s’occuper de lui à la maison, réduisant par deux les revenus de cette famille modeste de la Seine-Saint-Denis. Un jour, l’enfant s’est défenestré. « Un accident lié à son trouble – pas un acte suicidaire – qui ne lui a coûté qu’une fracture du bras. Mais il a eu de la chance, car on était au 5 e étage », précise le médecin qui le suivait alors.



Écoute. Le centre d’appels du 3018, la plateforme de l’association e-Enfance, qui protège les mineurs victimes de violences numériques, telles que le cyberharcèlement.

Secteur délabré. Anna*, elle, s’est retrouvée prise dans les méandres de l’administration et ses absurdités. Cette jeune Parisienne est en train de développer un probable trouble borderline. Cependant, à 16 ans, elle est trop âgée pour être prise en charge par un CMPP. Seuls les adolescents admis avant cet âge peuvent y être suivis jusqu’à leurs 20 ans. Elle a donc été redirigée vers un centre médico-psychologique (CMP) qui s’adresse principalement à un public adulte mais accepte les jeunes à partir de 16 ans. « Nous le prenons car c’est la loi et que nous tenons à ne laisser personne sans soins psychiques, mais nous avons moins les compétences pour accueillir un tel public car il a des problématiques spécifiques », indique Louis-Paul Astraud, psychiatre dans un CMP parisien, en évoquant le besoin de consultations plus longues, d’entretiens parentaux nombreux et de personnel particulier : assistantes sociales spécialisées dans l’enfance, psychomotriciens, orthophonistes, etc. Une attention d’autant plus nécessaire que ces jeunes arrivent « dans un état souvent très dégradé », précise le médecin. « Car les CMPP ont tendance à ne plus accepter ceux qui approchent de leur seizième anniversaire. » Anna a attendu huit mois, une période durant laquelle elle a arrêté l’école et a développé des troubles de l’alimentation et une addiction aux écrans.

Pouvoir aller de l’avant. Nathan, schizophrène depuis l’âge de 11 ans, et sa mère, Alexandra, ont eux aussi fait les frais du délabrement de la pédopsychiatrie. « Tous les deux », car sa mère, infirmière en milieu psychiatrique – un comble ! – a sombré dans une grave dépression au cours de leurs six années d’errance et de faux espoirs. Elle le raconte dans le moindre détail, d’une voix encore chargée d’émotion, six ans après la première crise de son fils. « Il s’est mis à paniquer, à s’accrocher à moi comme s’il allait se noyer, à me dire : “J’entends des voix.” Notre médecin généraliste a immédiatement contacté le CMPP, qui a annoncé treize mois d’attente. Le lendemain, j’ai appelé tous les psychiatres de ville, un à un. » La mère de famille recommence chaque semaine, jusqu’à ce que, au bout de trois mois de recherche, l’un d’eux accepte de recevoir Nathan une heure par mois. Entre-temps, son état avait déjà empiré. Les crises se multipliaient. Et puis les tentatives de suicide sont arrivées. À la deuxième, Nathan a été hospitalisé en pédiatrie, il y a passé trois mois, jusqu’à ce qu’une place en pédopsychiatrie se libère. Pour Nathan comme pour sa mère, c’est d’abord un « soulagement.On allait enfin pouvoir travailler sur un diagnostic, bénéficier d’un traitement médicamenteux et thérapeutique, et aller de l’avant. J’y croyais vraiment, mais j’ai vite déchanté. Faute de personnel, Nathan n’était accueilli qu’une demi-journée par semaine. Le reste du temps, il était à la maison. J’avais arrêté de travailler, pour rester avec lui. Je ne vivais plus que pour et à travers lui. J’ai fini par sombrer dans la dépression », explique Alexandra, qui était alors célibataire et qui devait s’occuper de deux autres enfants.

C’est finalement au monde associatif que la famille doit son salut. « Ça m’a permis de discuter avec d’autres parents, des aidants, des malades, des chercheurs. Et de découvrir entre autres choses les centres de réhabilitation psychosociale Ressource, dont l’approche est fondée sur le rétablissement des personnes qui vivent avec des troubles psychiques. » L’un d’eux accueillait les jeunes dès l’âge de 16 ans et les préparait à la vie active. Pour Nathan, qui est déscolarisé depuis la sixième, c’était parfait. « Le centre se situait à Montpellier et nous habitions à Nantes, mais nous sommes rapidement allés voir et nous avons décidé de nous y installer. C’était il y a un an et demi. Aujourd’hui, Nathan va bien, il prépare actuellement une reprise des études vers un CAP vente. Et peut enfin penser à l’avenir. »§

* Les prénoms ont été modifiés.


Traitements médicamenteux : stop ou encore ?

« En France, on ne donne ni trop ni pas assez de médicaments, on en donne mal », tranche le professeur Olivier Bonnot (CHU de Nantes). Autrement dit, certains jeunes patients se voient administrer des traitements dont ils pourraient se passer quand d’autres n’en reçoivent pas alors qu’ils en auraient besoin. L’exemple classique est celui des troubles du comportement. Les prescriptions, le plus souvent réalisées dans le cabinet des généralistes, visent à apaiser le patient alors qu’une analyse plus fine de la situation de l’enfant n’aurait pas forcément abouti à la même ordonnance ni même à la prescription d’un médicament. Les anxiolytiques et les antidépresseurs sont les plus utilisés, alors que la ritaline (méthylphénidate), traitement très médiatisé contre l’hyperactivité, est assez peu prescrite. Les alternatives à ce médicament, autorisées dans la majorité des pays, ne le sont pas en France.

Les jeunes Américaines « submergées » par une vague de « tristesse et de violence »

La semaine dernière, l’agence sanitaire fédérale américaine des centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC) publiait un rapport alarmant sur la santé mentale des jeunes Américains. Selon cette étude analysant les évolutions en la matière durant les dix dernières années, près de 1 lycéenne sur 3 outre-Atlantique (30 %) a sérieusement envisagé de se suicider en 2021, contre 19 % en 2011. Elles étaient près de 3 sur 5 (57 %) à s’être senties « tristes » ou « désespérées » durant au moins deux semaines en 2021, au point d’interrompre leurs activités habituelles. Ce chiffre, qui représente environ le double de celui des garçons, est un record. En 2011, seules 36 % des adolescentes déclaraient la même chose. Comment expliquer de tels résultats ? Ces données sont issues d’un questionnaire envoyé tous les deux ans à des lycéens américains de 15 à 18 ans. Si la vie des jeunes Américains était encore largement perturbée par la crise sanitaire au moment de la récolte des données, celle-ci ne suffit pas à expliquer ces résultats. Le rapport souligne que cette tendance avait commencé bien avant l’arrivée du virus. Les spécialistes font le lien avec l’essor des réseaux sociaux et le culte de l’image qu’ils véhiculent. Deux facteurs auxquels les filles semblent plus vulnérables, si l’on en croit les multiples enquêtes publiées ces dernières années.

Alain TENDERO/divergence-image pour « Le Point » – SÉBASTIEN LEBAN POUR « LE POINT » – TRISTAN REYNAUD POUR « LE POINT »



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