« La place du travail dans nos vies s’effondre depuis 30 ans »




« C’est un véritable effondrement : le travail ne joue plus, dans la vie des Français, le “rôle structurant” qu’il occupait dans le passé », pointent Romain Bendavid et Flora Baumlin, directeurs à l’Ifop (Expertise corporate & Work experience) dans un rapport réalisé pour la Fondation Jean Jaurès « “Je t’aime, moi non plus” : Les nouvelles ambivalences du rapport au travail ». Alors que la tension monte autour de la réforme des retraites, et que ses opposants se mobilisent ce mardi 31 janvier, les débats que génère le report de l’âge de départ s’inscrivent dans une vision du travail bouleversée par les loisirs et portée par une forte défiance à l’égard des institutions. « La retraite devient, pour nombre de Français, un lieu de réalisation que le travail ne représente plus », analyse, pour Le Point, Romain Bendavid.

Le Point : Que disent de notre rapport au travail les tensions que génère le projet de réforme des retraites ?

Romain Bendavid : Je crois qu’elles ont l’effet d’une psychanalyse générale ! Si l’on ne se limite pas au débat comptable qui vise à donner son avis sur la résorption du déficit et nous occupe majoritairement, ces tensions rappellent combien le travail demeure un enjeu personnel. Elles révèlent qu’il occupe une place de moins en moins centrale dans la vie des Français. Mais en disent aussi long sur leurs ambivalences, leurs espoirs, leurs frustrations et, plus globalement, leur vécu au travail ou leur arbitrage temps libre/argent.

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Vous évoquez justement dans votre note ce temps consacré au travail. Vous pointez le phénomène de « la fin du “salarié qui ne compte pas ses heures” » comme le premier symbole de la perte de vitesse du travail dans la vie des Français…

Il faut se rendre à l’évidence, le slogan « Travailler plus pour gagner plus », popularisé par Nicolas Sarkozy lors de la campagne de 2007, ne fait plus recette ! On a assisté, en à peine plus d’une décennie, à un véritable renversement des préférences des salariés entre leur temps libre et leur argent. Alors qu’en 2008, une large majorité d’entre eux (62 %) affirmait préférer gagner plus au détriment du temps libre, ces proportions sont rigoureusement inverses aujourd’hui. Cette perception est d’ailleurs plus marquée chez les catégories supérieures (72 %).

Mais ces chiffres s’inscrivent dans une autre tendance, celle du rôle structurant qu’occupe le travail dans la vie des Français. Où l’on assiste là à un véritable effondrement. Alors qu’il occupait en 1990 une « place très importante » pour 60 % des actifs, ce n’est plus le cas que pour 24 % d’entre eux aujourd’hui, et ce, dans toutes les catégories professionnelles (18 % des professions intermédiaires, 20 % des employés, 23 % des ouvriers et 25 % des cadres). Pour eux tous, c’est désormais plus au travail de s’adapter à leur quotidien que l’inverse. C’est un bouleversement…À LIRE AUSSI La (triste) vérité sur la situation financière des retraites

Comment en est-on arrivé là ?

C’est, en partie, le fruit du rôle grandissant des loisirs dans nos vies. Alors que la place du travail s’effondre depuis trente ans, celle dévolue au temps libre enregistre, à l’inverse, une trajectoire ascendante – 39 % des Français le considèrent comme « très important » en 2022, contre 31 % entre 1990. Ces comportements plus individualistes, tournés vers la recherche de satisfaction et de bénéfices à court terme, engendrent fatalement moins d’attachement à l’entreprise, au collectif.

Nombre de Français réduisent le travail à sa fonction vitale. Les tensions autour de la réforme des retraites s’inscrivent aussi dans ce contexte-là…

À cela s’ajoute une défiance grandissante à l’égard de représentations communes et de domaines constitutifs du fonctionnement de la vie en société, dont l’emploi, tel qu’il se présente aujourd’hui, fait partie. De la même manière que l’abstention électorale témoigne d’une distanciation envers les institutions démocratiques, le travail tel qu’on l’a connu ne séduit plus.

L’épidémie de Covid a, ici, joué un rôle de catalyseur. Nombreux sont ceux à avoir appuyé sur « pause » et réfléchi au sens de leur vie – notamment professionnelle – ou gagné confiance en eux – forts d’avoir surmonté cette épreuve – et soudain perçu la question de la démission sous un autre angle. Mais il faut rompre avec l’idée très répandue de divorce ou de désaffection du travail, que l’on qualifie aussi de quiet quitting. Elle n’est pas aussi simple qu’elle en a l’air…

C’est-à-dire ?

Quand on les interroge, plus de trois salariés sur quatre (77 %) estiment en faire, au quotidien, « plus qu’attendu » par leur employeur. C’est là l’inverse du quiet quitting ! Là où le bât blesse, c’est que près de la moitié d’entre eux (42 %) estiment que cela n’est pas remarqué par leur supérieur et pensent ne pas avoir de perspectives d’évolution au sein de leur entreprise (49 %). Cette difficulté de se projeter à long terme – outre le fait de générer des frustrations – altère leur épanouissement professionnel et le sentiment de se sentir utile. Ainsi, nombre d’entre eux vont chercher cette quête de sens ailleurs et réduisent le travail à sa fonction vitale. Les tensions autour de la réforme des retraites s’inscrivent aussi dans ce contexte-là…

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Il existe donc un lien entre les perspectives des salariés d’aujourd’hui et leur retraite future ?

Absolument. Car la retraite devient, pour nombre d’entre eux, un lieu de réalisation que le travail ne représente plus. Aussi, l’opposition à la réforme s’explique, pour partie, en ce qu’ils perçoivent ce report du départ comme une injonction contradictoire. Cette dernière les encourage à se projeter plus longtemps dans la vie active alors même qu’ils se projettent moins dans leur propre emploi. Et à repousser ce qui représente une forme d’ultime reconnaissance pour le travail accompli, alors même qu’ils en ressentent le manque au quotidien. Mais cet aspect managérial, s’il est notre talon d’Achille, est aussi hautement ajustable. En cela, faire évoluer notre culture managériale est une piste pour réconcilier les Français avec le travail.

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