« La rue révèle la personnalité des présidents »




Mai 1968, la guerre scolaire, la grève de décembre 1995, le retrait de la loi Devaquet, du CIP et du CPE, les manifestations contre les réformes des retraites de 2003 et de 2010, le mouvement contre le mariage pour tous et la loi El Khomri, les Gilets jaunes… Chaque président de la République a dû au cours de son mandat faire face à des révoltes sociales.

Comment réagir face à l’indomptable ? Comment s’adapter à une situation inédite, mouvante, incontrôlable ? Comment garder contact avec un pays qui gronde alors que l’Élysée isole du reste du monde ? Forts de leur très longue expérience du pouvoir politique au plus haut niveau, Michèle Cotta et Patrice Duhamel – avec Pauline Pallier – proposent le documentaire Présidents, le prix à payer. Face à la rue, diffusé le 29 avril à 21 heures sur Public Sénat suivi d’un débat, puis en replay sur le site de la chaîne (en partenariat avec Le Point).

Un film, qui est le premier d’une trilogie, dans lequel témoignent, en longueur, et souvent avec sincérité, les plus hauts dirigeants qui eurent à gérer ces crises, essentiellement les deux anciens chefs de l’État Nicolas Sarkozy et François Hollande, mais aussi les anciens Premiers ministres Laurent Fabius, Édouard Balladur et Alain Juppé… Pour Le Point, les deux journalistes livrent leur regard sur ces présidents face à la rue et commentent l’actuelle confrontation d’Emmanuel Macron avec les Français.

Le Point : Dès qu’il met les pieds à l’Élysée, le président devient un emmuré vivant ?

Patrice Duhamel : Oui, et cela se voit même physiquement, à l’œil nu. À Matignon, les gens parlent fort dans les couloirs, alors qu’à l’Élysée l’atmosphère est feutrée, il n’y a pas de bruit, et pas seulement parce que les tapis y sont épais ! À cause de cet isolement, de Gaulle avait voulu déménager au château de Vincennes puis aux Invalides, et après au musée Rodin, mais quand il a appris que le bâtiment appartenait à des bonnes sœurs, il a estimé que ce n’était pas possible… À cela, il faut ajouter le phénomène de cour. Pompidou avait l’impression d’être en prison. Le soir de son élection, il a dit à son fils, Alain : « Depuis 20 heures, je n’ai plus d’amis. »

À LIRE AUSSILe chemin de croix d’Élisabeth BorneMichele Cotta : Dès son arrivée, Pompidou a cru qu’il pouvait continuer à aller tranquillement en vacances sur la Côte d’Azur. On lui a dit que ce n’était pas possible, il a dû se replier en Bretagne, il s’y ennuyait à mourir. Giscard a voulu beaucoup sortir, il a essayé de s’inviter à dîner chez les Français, et ça faisait rire. Tout le monde se demandait ce que le président avait à vendre. Le standard de l’Élysée était saturé de demandes. Et il a donc dû arrêter. Le seul qui a continué à se déplacer le plus normalement possible, c’est Mitterrand. Depuis la télévision en continu et les tweets, plus personne ne peut faire ça. La fonction présidentielle, par nature, isole.

Si les conseillers sont trop jeunes, ils sont dominés.Michèle Cotta

Sentez-vous Emmanuel Macron plus bunkérisé que ses prédécesseurs ?

PD : La grande différence avec les autres, c’est la jeunesse de son entourage : ils n’osent pas lui parler franchement. Jérôme Monod pouvait dire facilement les choses à Jacques Chirac, Michel Charasse pareil à François Mitterrand. Aujourd’hui, ce n’est plus possible, parce que les conseillers d’Emmanuel Macron sont trop jeunes.

MC : Un homme comme Georges Dayan pouvait dire n’importe quoi à Mitterrand. Je l’ai entendu lâcher au président : « Tu déconnes. » Si les conseillers sont trop jeunes, ils sont dominés.

PD : Le problème d’Emmanuel Macron, c’est le manque de capteurs. Il ne peut pas s’appuyer sur des néodéputés qui manquent d’expérience, et la fin du cumul des mandats n’a pas arrangé les choses. François Hollande avait fait aménager un bureau à son ami Bernard Poignant, maire de Quimper, sous les combles et celui-ci venait de temps en temps, le président le rejoignait. Poignant était là pour lui dire ce qu’il avait entendu sur le terrain.

Sous la Ve République, faire face à la révolte sociale est-elle un passage obligé pour un président ?

PD : Chaque président est confronté à une révolte. Dans ce documentaire, on aurait pu évoquer aussi la crise des mineurs, lesquels avaient obligé de Gaulle à reculer, comme en Algérie. Août 1993, avec Balladur… Toutes les avancées sociales se sont faites à l’occasion d’alternances gouvernementales ou de révoltes. Il faut relire les livres sur le Grenelle de 1968 : c’est le patronat qui a insisté pour qu’on augmente le smic afin que la France se remette au travail. Le mouvement de 2023 sur les retraites est comparable à celui de 2010 sur le même sujet.

DOSSIERMai 68 : sous les pavés, l’HistoireMC : Il y a toujours eu un fond anarchiste en France. Mais je sens quand même une aggravation ces temps-ci, ainsi qu’une acceptation nouvelle. Je n’ai pas connu de black blocs avant les Gilets jaunes. C’est ce que dit Jean-Pierre Raffarin dans le documentaire : « J’ai déjà vu une agence bancaire être brûlée pendant une manifestation, mais je n’ai jamais vu 3 000 personnes applaudir à un tel incendie. » Nicolas Sarkozy dit que, en 2010, il s’entendait bien avec le leader de la CGT, Bernard Thibaud, et qu’il a pu lui dire : « Je fais la retraite à 62 ans, et je ne reculerai pas. » Thibaud a compris, et il s’est reporté sur les élections suivantes. Le problème, aujourd’hui, c’est qu’il faudra attendre trois ans pour que les électeurs aient la possibilité de se venger d’une réforme dans les urnes.

L’exécutif a eu la tentation de balayer cette contestation sur les retraites, considérant qu’elle répondait finalement à une chorégraphie classique syndicale…

PD : À quelques exceptions près, l’entourage politique pense toujours que cela va s’arranger. Sur les Gilets jaunes, c’était le cas durant les quatre à cinq semaines avant le discours de décembre. Ce fut le même problème en 1995, face aux grèves, Chirac et Juppé pensaient que l’opinion allait bouger et se retourner, comme en 1968. Mais les Français soutenaient la grève.

On a parfois l’étrange impression de dirigeants qui évoluent en vase clos alors que la rue gronde…

MC : Je m’élève contre cette idée ! Il peut y avoir un effet d’enfermement, peut-être, certainement pas de cécité. Sarkozy le dit très bien : « On ne sait pas quand ça explose. » Un politique n’est pas un volcanologue qui pourrait sonder la lave pour connaître le moment de sa diffusion…

Il n’y a aucun grand mouvement de la jeunesse sur lequel le gouvernement n’ait pas reculé.Patrice Duhamel

Dans votre film, on sent quand même de la part des dirigeants un sentiment de trouille face à la rue ?

PD : C’est le syndrome Malik Oussekine. Depuis, il n’y a aucun grand mouvement de la jeunesse sur lequel le gouvernement n’ait pas reculé.

MC : Ce qui a beaucoup changé, c’est le retrait de Chirac en rase campagne en 2006, avec la promulgation du CPE puis la suspension de son application. Aujourd’hui, les dirigeants syndicaux ont pris beaucoup de risques en affirmant que la loi pourrait être retirée. Ce qui est intéressant aussi dans cette séquence, c’est le film entre Macron et Berger, l’attirance-répulsion entre les deux. Une histoire humaine incroyable !

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PD : La rue révèle tellement la personnalité des présidents. Mitterrand, face à la guerre scolaire, en 1984, tout est extraordinaire dans cette séquence ! Cela dit tout de lui. On voit son vieux fond d’éducation religieuse, son parcours, étudiant, son problème face au dogmatisme des socialistes. Dans ce cas, la crise agit vraiment comme un révélateur…

MC : … Mitterrand laisse aller ses ministres jusqu’au bout, pour coincer le PS. Il a joué avec le feu. C’était un projet tellement sulfureux. D’ailleurs, je ne m’explique toujours pas pourquoi le ministre actuel de l’Éducation, Pap Ndiaye, est reparti sur ce terrain…

Fabius se montre très sévère dans votre documentaire sur la réforme scolaire de 1983-1984, qu’il juge « mal définie, mal préparée et qui a fait pschitt »…

PD : C’est le côté mitterrandien de Fabius. Chirac en 1995 est formidable avec Juppé, il lui téléphone sans arrêt, il le soutient. Mais quand il sent que l’opinion ne bouge pas, il perçoit que ce n’est plus possible.

MC : Il faut toujours laisser du grain à moudre, pour laisser de la place aux marges de manœuvre.

C’est pour cela qu’on a du mal à comprendre que Macron ait lâché tout de suite sur les retraites tout un tas de concessions et de mesures sociales avant même que l’on rentre dans le dur…

PD : Là, on touche du doigt le sujet essentiel, celui du timing. À quel moment il faut bouger, à quel moment il faut lâcher. Je ne suis pas convaincu qu’il ait eu raison de faire ces trois mois de concertation qui n’étaient pas de véritables négociations. Ils n’ont pas laissé de grain à moudre pour laisser de la place à la discussion. Le choix du moment, c’est vital.

Ce contact avec la foule, c’est la signature de Macron. C’est assez bravache.Patrice Duhamel

Giscard m’a dit plusieurs fois que s’il n’avait pas passé l’IVG dès 1974, il n’aurait jamais réussi à l’imposer. Regardez de Gaulle en 1968 ! Le 24 mai 1968, il fait un grand discours à 20 heures, il se plante. À tel point qu’il glisse à l’oreille de son aide de camp Fleury : « J’ai fait un discours de sous-préfet. » Il annonçait quand même un référendum ! S’est ensuivie une nuit d’émeutes. Après c’est Baden-Baden, l’annonce de Mitterrand, etc. La France s’embrase. Six jours après, de Gaulle intervient à la radio, comme à Londres en 1940, c’est le triomphe absolu. Maintenant, ce que je trouve inédit chez Macron, c’est qu’il va au contact. Avant lui, pas un président après une crise n’avait agi ainsi. Ni Chirac en 1995, ni Mitterrand en 1984, ni François Hollande en 2010. Ce contact avec la foule, c’est la signature de Macron. C’est assez bravache.

MC : Les trois mois de négociations devaient servir à expliquer le pourquoi de la réforme des retraites et personne n’a rien fait ! J’ai cru qu’il y aurait un embrasement après l’allocution de Macron. Mais finalement non, de toute manière, il ne se représente pas la prochaine fois… Mais c’est aussi risqué, car on entend sur toutes les ondes un déversement de haines et de colères, que le pouvoir est pourri, etc.

Et maintenant, comment tourne-t-on la page ?

PD : Difficile à imaginer. Je ne vois pas comment, maintenant, on va pouvoir passer une réforme structurelle sans 49.3. L’absence de majorité aggrave donc la situation. Mais les syndicats finiront par revenir à la table des négociations.

Il faut des endroits où la colère puisse remonter. Là, elle ne peut remonter qu’à l’Élysée.Michèle Cotta

MC : Ce sont des machines. Ils ont une dimension asentimentale que nous n’avons pas. Ils arrivent à dominer leurs sentiments, ils voient leurs intérêts.

Macron a-t-il raison de garder Élisabeth Borne à son poste de Première ministre ?

PD : Je n’ai pas de souvenir qu’un Premier ministre se soit engagé comme Élisabeth Borne l’a fait en affirmant qu’il n’y aurait plus de 49.3. C’est inédit. Et en disant cela, elle a empiété sur le domaine réservé du président. La réponse cinglante d’Emmanuel Macron est aussi inédite.

MC : Franchement, Élisabeth Borne n’a pas été si mauvaise que ça. Elle a tenu à l’Assemblée nationale. Elle ne s’est pas effondrée. Et elle était seule dans cette réforme. Sans le président. Le problème, c’est qu’une majorité relative à 40 voix avec deux extrêmes, c’est intenable. Pour s’en tirer, le président devrait accorder une plus grande décentralisation. Il faut des endroits où la colère puisse remonter. Là, elle ne peut remonter qu’à l’Élysée.




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