« Le Tchad est à la croisée des chemins »




Certains le surnomment « le cœur mort de l’Afrique ». Pourtant, le Tchad n’a certainement jamais été si palpitant. Depuis le décès au front du maréchal Idriss Déby dans l’attaque d’une colonne de rebelles du Fact (Front pour l’alternance et la concorde au Tchad) en 2021, le pays traverse une période de transition pour le moins instable. Leader politique de la première phase – celle de « l’union sacrée » –, Albert Pahimi Padacké a démissionné en octobre dernier et cédé sa place à Saleh Kebzabo pour la deuxième phase – celle de l’organisation d’élections démocratiques.

Personnage politique majeur et observateur avisé, le natif de Gouin (dans la région du Mayo-Kebbi Ouest) a choisi d’accorder au Point Afrique sa première grande interview depuis sa démission. Sécurité, influence étrangère, gouvernance, économie, écologie, religion, désinformation… Albert Pahimi Padacké se confie.

Le Point Afrique : Quel regard portez-vous sur la situation politique au Tchad ?

Albert Pahimi Padacké : Comme dans tout pays en transition, la situation politique au Tchad est marquée par des courants que l’on retrouve dans toutes transitions : des courants ascendants et des courants descendants. Vous avez d’un côté les tenants de l’ancien pouvoir qui sont attachés aux privilèges et qui travaillent pour que rien ne change. Et de l’autre, les acteurs de l’ancienne opposition qui voient à travers la transition, une occasion de renverser la table et de tout récupérer immédiatement. Il faut donc travailler à ce que les extrêmes ne dominent pas la scène politique et tendre vers une sorte de médiane pour que les intérêts du peuple et la paix soient préservés.

Vous aviez été nommé le 26 avril 2021, afin de former un gouvernement lors de la première phase de la transition. Le 11 octobre 2022, vous avez présenté votre démission. Que retenez-vous de ce second mandat de Premier ministre ?

J’ai été Premier ministre de 2016 à 2018 dans le cadre constitutionnel normal. Ensuite, à la mort du maréchal Déby, le pays n’est pas passé loin du chaos. Le maréchal est décédé dans un combat face à une colonne armée à 300 kilomètres de la capitale. Le conseil militaire de transition a alors pris le pouvoir dans un contexte extrêmement volatil. Il m’a ainsi été demandé de diriger le premier gouvernement de transition en vue de réaliser l’union sacrée du peuple tchadien et sauver le pays qui était menacé par le chaos. J’ai accepté cette responsabilité avec honneur et dignité.

Nous avons alors réussi à rassembler les Tchadiens dans une sorte d’« union sacrée » avec le retour d’une bonne partie des politiques et militaires qui menaçaient la stabilité du pays. Les grands acteurs politiques de l’intérieur se sont associés à ce processus, ce qui a débouché sur un Dialogue national inclusif et souverain (DNIS) pour permettre aux Tchadiens de réfléchir aux meilleurs moyens de stabiliser leur pays. Et au terme de dix-huit mois, il m’a paru bon de remettre ma démission, d’observer la deuxième phase de la transition et de me mettre en position d’acteur politique moi-même.

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Que reste-t-il du Dialogue national inclusif et souverain (DNIS) que vous aviez lancé le 20 août dernier ?

J’assume pleinement la démarche qui a consisté à rassembler les Tchadiens dans le cadre d’un Dialogue national. Mais ce dialogue a été déclaré souverain et je ne peux pas assumer les décisions prises par une assemblée souveraine. Près de 1 500 Tchadiens se sont donc réunis et il leur revenait de trouver les matériaux utiles pour la refondation de notre pays. Maintenant, la seule chose qui déterminera si ces matériaux étaient les bons, ce sera la qualité des élections en termes de transparence et la durabilité de la paix qui s’ensuivra.

Quels défis attendent désormais votre successeur, Saleh Kebzabo ?

Si la première phase consistait à rassembler les Tchadiens dans une sorte d’« union sacrée », ce qui a été accompli et salué par tout le monde, la deuxième phase que gère mon successeur aujourd’hui consiste à préparer les élections : la phase pratique. Son défi principal est donc de mettre en place des mécanismes de transparence pour les élections à venir et d’inclusivité pour que tous les acteurs puissent y participer. Il ne faudrait pas que, au terme de cette transition, le Tchad se retrouve à nouveau face à des contestations de résultats électoraux. Je pense que le pays a connu suffisamment de perturbations en termes de violence militaire et post-électorale… Ce sont les défis essentiels qui fondent la paix pour demain !

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Vous avez récemment taclé le Premier ministre au sujet de l’organisation du référendum constitutionnel. Pourquoi êtes-vous perplexe ?

De façon générale en Afrique, l’organisation des élections est entachée par une suspicion générale. C’est ce qui a mené à la mise en place dans tous les pays africains d’un mécanisme d’organisation des élections que l’on appelle Commission électorale nationale et indépendante (Ceni). Lors de ses échanges, le Dialogue national inclusif et souverain (DNIS) a identifié la forme de l’État comme un enjeu majeur de notre pays, notamment en raison des diversités.

Mais pour organiser le scrutin, le gouvernement a mis en place un comité, la Commission nationale chargée de l’organisation du référendum constitutionnel (Conorec), qui exclut les acteurs politiques et comporte ainsi le risque de contestation. Or pour lever les suspicions que j’évoquais précédemment, il faut associer l’ensemble des acteurs dans l’organisation de ce référendum à travers une commission nationale indépendante.

Observateur attentif de la vie politique africaine, vous êtes également l’auteur de L’Afrique empoisonnée : pathologie et thérapie des conflits. Pourquoi avoir décidé d’écrire ce livre ?

En observant la scène politique africaine et mondiale, on constate que 70 % des Casques bleus sont concentrés en Afrique. Cela signifie que 70 % des conflits dans le monde se retrouvent sur le continent. Nous ne pouvons pas espérer le développement sur le sol africain si nous concentrons autant de conflits. C’est pourquoi il m’a paru utile de participer au débat sur la prévention de ceux-ci en analysant leur pathologie et en prescrivant des remèdes. Car le développement de l’Afrique est conditionné par sa capacité à établir une paix durable. Tant qu’on n’aura pas la paix, il n’y aura pas de développement.

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Quels sont les principaux facteurs de conflits en Afrique ?

C’est une question très vaste (rires). Il y a aussi bien des facteurs endogènes, qu’exogènes. Des facteurs qui s’imbriquent… Mais le facteur transversal, qui mérite toute notre attention, c’est la gouvernance dans son acception la plus large. Il faut améliorer la gouvernance des pays africains qui aujourd’hui crée des conflits et de la pauvreté pour que l’Afrique puisse avoir la paix.

Au regard de l’évolution de la situation du lac Tchad et de la raréfaction des ressources naturelles, craignez-vous de nouveaux risques de conflictualité ?

Évidemment ! En l’espace de 40 ans, le lac Tchad est passé de 25 000 km2 à 2 500 km2, ce qui a bouleversé l’économie du bassin. Des populations qui naguère s’adonnaient à des activités de pêche font aujourd’hui face à l’émergence de nouvelles terres naturellement très riches, qui attirent d’autres populations et crée des querelles pour l’accès à celles-ci. Dans le même temps, certains pasteurs sont contraints à migrer vers le sud avec leur bétail à la recherche de zones humides et d’eau, ce qui entraîne là encore des conflits entre agriculteurs et éleveurs.

De plus, si le phénomène de raréfaction d’eau dans le bassin du lac Tchad n’est pas contenu, il existe un grand risque de migration de populations tant vers le Sud que vers le Nord en allant vers l’Europe. Cette question du bassin du lac Tchad est pour moi une menace tant pour l’Afrique que pour le monde.

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Face aux problématiques auxquelles est confrontée l’Afrique, quel rôle doit endosser le Tchad dans la stabilité du continent ?

D’abord, il faut situer le Tchad dans son contexte géostratégique, à la lisière de l’Afrique du Nord, de l’Afrique centrale, de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique de l’Est. C’est l’axe central de toute stratégie géopolitique en Afrique. La stabilité du Tchad, notamment en matière sécuritaire, a une incidence certaine sur l’ensemble du continent. D’autant que d’un point de vue écologique, la disparition progressive du lac Tchad – deuxième poumon de l’Afrique – va impacter l’ensemble du continent africain. Le Tchad a donc un rôle décisif à jouer tant au niveau économique que sécuritaire ou écologique. C’est un pays pivot pour l’Afrique !

Vous positionnez-vous comme un médiateur ?

Compte tenu de la diversité africaine, nous ne pouvons pas installer une véritable gouvernance sans dialoguer avec l’ensemble des participants. La condition de la stabilité des pays africains est justement la capacité des dirigeants à pouvoir discuter d’abord avec les acteurs nationaux – qui qu’ils soient —, mais également des acteurs internationaux, parce que l’Afrique ne peut pas s’extraire de la condition du monde. Il faut travailler à rassembler les Africains à l’intérieur de leur pays respectif et à l’intérieur du continent, tout en tendant la main à nos partenaires internationaux.

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Justement, des partenariats internationaux stables et équitables sont-ils aujourd’hui possibles au Tchad ?

Les partenariats internationaux sont évidemment possibles avec le Tchad. Les relations entre le Tchad, la France et l’Europe sont restées des très bonnes depuis l’appel du général de Gaulle – le Tchad étant le premier pays à répondre favorablement à cet appel pour la libération de la France. Bien entendu, il faut que ces relations soient ancrées au sein des populations et nous devons développer les relations entre les peuples plutôt que celles entre les dirigeants. C’est peut-être le point faible des relations entre le Tchad et ses partenaires jusque-là. Or je pense que c’est quelque chose de facile à mettre en œuvre.

Quel regard portez-vous sur le retrait progressif de l’Occident, et notamment de la France du territoire africain ?

Il y a des choses que les Africains n’acceptent pas dans les relations que nous avons avec nos partenaires historiques, notamment le fait de s’attacher à des hommes plutôt qu’à des peuples. Il faut révolutionner cela, s’asseoir et discuter pour faire en sorte que les relations entre la France et les peuples africains avec qui nous avons un partage, une culture, une langue… plusieurs facteurs qui permettent d’aller de l’avant soient bonifiées. Le Tchad et la France sont comme un vieux couple. Ce n’est pas parce qu’il y a des mésententes, qu’il faut tout balayer d’un revers de main. Je vois aujourd’hui des Africains abaisser le drapeau d’une puissance pour élever celui d’une autre puissance. Ce n’est pas ça l’indépendance africaine ! L’indépendance africaine suppose que nous réunissions les conditions de notre développement avec l’appui des partenaires, suivant les intérêts de l’Afrique et de nos pays. Mais il ne s’agit pas de quitter une ancienne dépendance pour une nouvelle dépendance.

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Il faut aussi que la France assume sa part de responsabilité pour faire en sorte que l’Afrique puisse émerger grâce à des institutions fortes qui remplaceraient des hommes forts. Et c’est possible ! Mais préférera-t-elle laisser le champ libre à de nouveaux acteurs, qui viendront simplement tirer leurs marrons du feu sans faire l’intérêt de l’Afrique ? Car comme le disait si bien le général de Gaulle : « Les États n’ont pas d’amis, ils ont des intérêts. » Les nouvelles puissances qui arrivent sur notre continent ne viennent pas pour faire de la philanthropie. Bien sûr que les Africains ont le droit de coopérer avec toutes les puissances du monde, mais pas au détriment de leurs partenaires historiques.

Parallèlement, êtes-vous préoccupé par la progression de l’influence russe au Tchad, et en Afrique en général ?

La progression de l’influence russe n’est pas un sujet de préoccupation majeur. Qui dit aujourd’hui que les Russes feraient mieux l’intérêt des Africains qu’une autre puissance ? Nous avons besoin de tous les partenaires, mais dans une relation gagnant-gagnant. Pour l’heure, rien ne dit que la progression de telle ou telle nouvelle puissance ferait mieux l’intérêt de l’Afrique que la puissance que l’on souhaiterait faire partir. Et puis après tout, nos problèmes en Afrique sont d’abord nos problèmes. La recherche de boucs émissaires ne suffit pas pour les résoudre. Il faut que nous soyons en mesure d’assumer notre responsabilité en termes de défense des intérêts de nos populations avant de se tourner vers l’extérieur.

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Bien entendu, nous avons besoin que nos partenaires regardent avec nous comment soutenir le développement de l’Afrique, comment lutter contre la pauvreté, comment avoir des institutions fortes. Je pense que l’on peut aller de l’avant en se parlant franchement, les yeux dans les yeux, dans l’intérêt partagé. Mais ce n’est pas la progression de telle ou telle puissance en Afrique qui fera l’intérêt du continent.

Qu’en est-il de la présence chinoise et de l’influence turque ?

Comme toutes les autres puissances, la Chine est en Afrique pour ses propres intérêts. Elle essaye de développer une coopération économique sur le continent. Et comme la plupart des pays africains ne sont pas très attachés à la question de la défense des droits de l’homme et de la démocratie, la coopération avec la Chine semble être un raccourci au bénéfice des dirigeants. Bien entendu, il faut reconnaître que le choix de la Chine de signer des réalisations physiques comme des stades, des immeubles… contraste un peu avec l’approche occidentale d’il y a plusieurs années, consistant à investir plutôt sur des études.

En ce qui concerne la Turquie, elle développe un rapport commercial avec les pays africains en appuyant dans le même temps le développement d’un courant religieux rampant dont on ne voit pas très bien quelle sera l’issue, à travers l’implantation de mosquées et d’écoles dans des villages. Il s’agit de la lutte d’un courant oriental contre un courant occidental en Afrique.

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Vous considérez qu’aujourd’hui au Tchad la menace est interne plutôt qu’externe. Peut-on dire que le Tchad est la victime d’une conquête religieuse dans ses régions les plus reculées ?

À un moment où l’Église catholique marque le pas en raison d’un manque de ressources, les musulmans reçoivent de l’aide pour l’expansion de leur religion. La vérité est que l’on voit clairement la construction de petites mosquées à l’intérieur du pays, dans les villages où naguère il n’y en avait pas. Le constat est simple : des ressources en baisse du côté de l’évangélisation chrétienne et des ressources en hausse du côté de l’implantation islamique. De là à parler de conquête religieuse ? Je ne sais pas.

Il y a aussi une guerre de l’information qui est menée, notamment sur les réseaux sociaux. Que préconisez-vous pour lutter contre ces nouvelles formes de guerre ?

Aujourd’hui, la guerre de l’information en ligne est devenue une véritable guerre ! Le problème de l’Afrique est que le niveau de culture des populations n’est pas à la hauteur du taux de pénétration des nouvelles technologies. Il y a des populations à la limite semi-lettrées qui ont une maîtrise de l’outil (information/réseaux sociaux) et qui n’ont pas la capacité d’appréciation pour percevoir les fake news.

Comment y répondre ? Il faut déjà travailler à rehausser le niveau de culture des populations pour leur permettre d’appréhender les fausses informations qui sont véhiculées. Car la désinformation fait des ravages sur le continent. Et en matière de manipulation en ligne, j’ai le sentiment que les Russes ont un coup d’avance sur l’Occident…

Comment voyez-vous l’avenir du Tchad ?

Le Tchad est aujourd’hui à la croisée des chemins. Notre pays a un potentiel énorme de stabilité et de développement. Pour y arriver, il faut travailler pour que nous arrivions à des élections libres et transparentes, que les Tchadiens aient le choix de leurs dirigeants pour que naissent des institutions fortes qui imposent des valeurs : celles de justice, d’égalité et d’équité entre les citoyens.

J’appelle les Tchadiens et Tchadiennes à avoir confiance en l’avenir de leur pays et à se rassembler sur des choses qui dépassent les considérations communautaires ou ethniques et d’adopter des valeurs communes de justice et d’égalité qui fondent la République. Cet appel s’adresse plus largement aux Africains. À travers mon livre, j’essaye justement d’attirer l’attention du peuple sur sa capacité à dépasser les diversités, à dépasser les conflictualités, pour aller vers les valeurs du monde d’aujourd’hui celles de paix, de démocratie et de défense des droits de l’homme et faire en sorte que le continent soit le centre de rassemblement et d’intérêt de la planète entière. Car l’Afrique, c’est l’avenir du monde.

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