Les hommes de sa vie, sa maladie, ses derniers instants… Jane Birkin racontée par son amie la plus proche
Elles ne se ressemblent pas, mais Gabrielle Crawford s’exprime à la manière de Jane Birkin, ce français mâtiné d’un fort accent british. Elle cherche ses mots, hésite, telle une Anglaise de passage alors qu’elle réside principalement dans la campagne normande. L’entendre, c’est revoir Jane tout de suite. Gabrielle Crawford ne plonge pas de bon cœur dans l’œil du cyclone médiatique : les photos, la promotion, ce n’est pas son truc, mais il faut bien y passer pour défendre son livre C’est Jane, Birkin Jane. Un drôle de titre : c’est comme ça que Jane répondait au téléphone.
Quand on lui demande pourquoi elle a accepté de rendre 250 pages en dix semaines centrées sur sa relation avec sa chère amie, la photographe s’étonne encore : « J’ai dit oui à l’éditeur sans réfléchir. Mon idée était de protéger Jane, je voulais contrer quelques rumeurs, notamment concernant sa mort. »
Jane Birkin, 76 ans, a été retrouvée inanimée chez elle un dimanche matin de juillet 2023. Ses filles, Charlotte Gainsbourg et Lou Doillon, ont écrit le lendemain un communiqué saluant son courage face à la maladie, le merveilleux personnage soignant, qui se terminait ainsi : « Ce premier soir seule aura été le dernier. Elle l’avait décidé. » Une formulation étrange. Ces quelques mots leur ont été dictés par Gabrielle après avoir lu la presse qui soulignait trop la solitude finale de Jane. « Nous étions blessées par les sous-entendus, nous avions pris un soin particulier à ne jamais, jamais, la laisser seule. Si ce n’était pas Charlotte, Lou, moi, une infirmière la veillait 24 heures sur 24, sauf la nuit de sa mort. »
Pourquoi cet isolement soudain ce week-end-là ? Gabrielle n’offre pas de réponse claire. Ni dans l’ouvrage ni durant ce rendez-vous. Elle rembobine le film. « Je l’ai vue pour la dernière fois le vendredi, elle était concise dans sa conversation, quand j’y repense. Elle était venue me chercher avec son chien à la gare Montparnasse, j’étais stupéfaite. On a déjeuné, on est rentrées et elle a tenu à m’accompagner jusqu’au taxi pour que je retourne à Londres, ce qu’elle ne faisait jamais. J’ai insisté pour rester, elle m’a rassurée, elle avait aussi renvoyé l’infirmière. » Elle tourne autour de la signification de ses ultimes journées, se souvient d’une phrase prononcée par Jane plusieurs mois auparavant : « Elle m’avait dit qu’elle ne voulait pas continuer. Elle souffrait tellement… »
Un courage inouï face à la maladie
Jane Birkin a vécu un enfer médical et a fait preuve d’un courage inouï, ce que peu de gens soupçonnaient. Nombre de journalistes se doutaient qu’elle n’allait pas franchement bien, qu’elle avait rechuté, qu’on lui avait diagnostiqué une leucémie après le suicide de sa fille Kate… Pourtant, Gabrielle Crawford raconte que, dès 2010, Jane chantait entre deux transfusions, entre deux séjours prolongés à l’hôpital Avicenne, et qu’elle avait demandé qu’on lui pose son cathéter de façon qu’il soit invisible.
« Jane ne souhaitait pas que le public soit au courant de son état. Elle ne voulait pas inspirer la pitié. Le traitement a marché pendant un temps. C’était si éprouvant… Je ne sais pas comment elle tenait. Elle avait besoin du public, de chanter, c’était essentiel. » Gabrielle tient également à signifier que Jane ne se droguait pas : « Elle n’en avait pas besoin pour être incontrôlable. Tout juste un verre de vin et ses indispensables somnifères, par hantise de ne pas s’endormir. »
Au fil du récit se dessine une Jane B anxieuse, marrante, foutraque, imprévisible, attachante, cyclothymique, tragédienne, altruiste, dévastée de chagrin, obsessionnelle, en témoigne sa passion sans cesse renouvelée pour le papier peint à fleurs Braquenié qu’elle faisait poser aux murs de chacune de ses demeures. C’est Gabrielle qui supervisait l’ameublement, à l’identique, des intérieurs des nombreuses maisons successives de Jane.
La mélancolie affleure puis s’évapore : « Il fallait ne retenir dans ce livre que les instants joyeux, ses journaux intimes sont si tristes ! Je lui répétais que cela ne reflétait pas sa personnalité et elle me répondait que je me chargerais de cet aspect. » Gabrielle a aidé à vider Kachalou, la grande bâtisse du Finistère, au bord de l’eau, vendue cet été à l’écrivaine Aurélie Valognes. « J’ai trié les cartons avec Lou, j’ai déniché nos vieux fax, les miens mais aussi les siens, toutes nos lettres des années 1960 et 1970. »
Des fragments de vie d’autant plus précieux que Jane n’avait pas une vision « muséale » de sa personne. Souvent, Gabrielle l’empêchait de tout balancer à la poubelle, les missives de Mitterrand ou celles de Bardot, entre autres : « J’ai tout fichu dans un grand bac sur lequel j’avais inscrit “Do not touch”. »
L’amitié de Jane et Gabrielle, de Gabrielle et Jane, est belle, et plus profonde qu’un puits. « Jane était la sœur que je n’ai pas eue. » Elles ont partagé cinquante-huit années d’un dialogue ininterrompu. Mais l’ange Gabrielle n’était pas l’imitation d’une amie qui réconforte, entre deux ruptures, avant de disparaître. Gabrielle était une présence constante pour Jane, en vacances, en tournée, pendant le confinement, ou pendant ses expéditions farfelues, comme celle qu’elle avait menée dans l’archipel des Samoa pour se rendre sur la tombe de Stevenson.
C’est également elle qui a récupéré dans la cave puis déchiffré les milliers de notes et de cahiers qui furent la matière première de Munkey Diaries, les carnets intimes de Jane publiés en 2018. Bien sûr, les quelques passages sur Kate bouleversent : « Elle était peut-être celle qui avait le plus souffert de ne pas trouver sa place, d’être la fille de, la belle-fille de, malgré la reconnaissance », tente Gabrielle. D’autres étonnent, comme quand Jane raconte comment elle s’est, un jour, allongée sur la route après une dispute avec Jacques Doillon.
Jane et les hommes de sa vie
Gabrielle et Jane, c’est un peu Patsy et Eddie, les héroïnes déjantées de la série britannique géniale Absolutely Fabulous. La référence amuse Gabrielle : « Lou nous surnommait comme ça ! Je devais retourner chez moi de temps en temps, elle m’épuisait ! J’espère qu’elle savait qu’elle pouvait compter sur moi. C’est drôle, personne ne me demande ce qu’elle a fait pour moi. Pourtant, mon assurance en tant que photographe, je la lui dois. Elle m’a encouragée et soutenue. »
Gabrielle Crawford a connu de près tous les hommes de Jane : John Barry, le père de Kate, Serge Gainsbourg, le père de Charlotte, Jacques Doillon, le père de Lou, et Olivier Rolin, son dernier compagnon. Elle ne glisse rien d’impudique ou d’indiscret, mais se remémore des scènes du quotidien souvent drôles ou révélatrices. Quand Serge surgit, l’alcool fait toujours partie du décorum. Gabrielle note les changements d’humeur désagréables du fumeur de Gitanes, ce qui ne l’empêchait pas de l’apprécier : « Il ne ressemblait à personne. Quand Serge a rencontré ma famille en Angleterre, il s’est montré poli et heureux d’aller au pub avec mon père, il avait même mis un costume. En boîte, à Paris, c’était un autre homme ! »
Gabrielle n’écorne pas la légende de papier glacé de Jane et Serge. Tout juste évoque-t-elle une « histoire compliquée ». « Je dois respecter les enfants. Ce n’est pas à moi d’ouvrir les boîtes. Elles doivent être heureuses, poursuivre leurs carrières. Je ne serai pas la personne qui perce la bulle, mais je peux sincèrement vous révéler que les bons moments surpassent les mauvais. »
Après Serge, il y eut Jacques, dont elle donne peu à comprendre de son caractère. Mais elle rappelle comment le réalisateur avait compris, à la disparition de Gainsbourg en 1991, que son histoire avec Jane allait prendre fin. « Jacques savait que la peine causée par la mort de Serge allait détruire leur vie, même après sa mort. Elle l’avait dans ses veines. La séparation n’avait jamais été claire. »
Gabrielle Crawford connaît les accusations qui pèsent aujourd’hui sur Jacques Doillon. En février, l’actrice Judith Godrèche l’accusait d’avoir sexuellement abusé d’elle pendant les répétitions du film La Fille de 15 ans, en 1989, alors qu’elle était mineure. Puis d’autres femmes ont témoigné à son encontre dans les médias. « Je n’ai rien vu », argue Gabrielle d’une voix paisible. Cette manière contemporaine d’ausculter les éventuels mauvais comportements des hommes de pouvoir l’interroge. « Je travaillais dans l’émission de musique très populaire Ready Steady Go. Quel que soit le groupe sur scène, le roadie allait chercher une fille que le groupe avait repérée dans le public et tous filaient dans les coulisses. Pourquoi, croyez-vous ? »
Certes, si tout le monde est consentant, aucun problème. Mais dans le cas contraire ? Gabrielle comprend, sans adhérer vraiment, comme tant de femmes de sa génération : « Je ne me suis jamais mise dans des situations ingérables. Je me fiche qu’un type me claque les fesses ou me touche les épaules, mais je n’ai jamais subi aucune agression, donc je ne suis pas la meilleure pour discuter de ces sujets. Je me débattrais, je serais sûrement traumatisée ensuite… »
Un autre mérite de ces chapitres est de rendre hommage au labeur de Jane Birkin, à sa volonté d’action, dans l’art ou l’humanitaire. La starlette de Knack, sublime apparition dans Blow-Up, aura réussi à s’imposer en France. Elle qui se sous-estimait tant a su renouveler le répertoire de Gainsbourg, s’est démenée pour jouer au théâtre, écrire des scénarios avec Gabrielle, mettre en scène des films, voyager partout où elle était réclamée. Le processus créatif est ici détaillé. « Nous avions le projet d’un troisième film, mais elle était trop malade. »
La veille de cet entretien, Gabrielle Crawford fêtait la première année de la Maison et du musée Gainsbourg. Elle a trouvé le bar superbe, mais elle n’a pas pu mettre un pied dans l’antre : « Je ne suis pas prête. » La peur d’un trop-plein d’émotions.
C’est Jane, Birkin Jane, éditions Actes Sud