« Napoléon », combien ses campagnes ont-elles fait de morts ?

Trois millions de morts entre 1793 et 1815, soit du siège de Toulon à Waterloo, c’est le bilan final qui s’affiche, bataille après bataille, au générique de fin du film Napoléon de Ridley Scott. Pour le cinéaste, l’Empereur est l’incarnation du mal révolutionnaire contre laquelle l’Angleterre ne cessa de lutter durant toutes ces années jusqu’à la victoire finale dans la morne plaine de Belgique. Pourquoi pas ? Victor Hugo écrivait bien qu’à Waterloo, « Robespierre à cheval fut désarçonné́ ».
Mais Napoléon n’est pas responsable de tout. En 1793, il n’est qu’un modeste capitaine d’artillerie. En revanche, ses conquêtes en tant qu’Empereur vont coûter cher à la France, sans compter les pertes infligées à ses ennemis.
Un taux de perte très élevé
« Il a fait périr dans les onze années de son règne plus de cinq millions de Français, ce qui surpasse le nombre de ceux que nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles », écrivait Chateaubriand. Très excessif, car de 1799 à 1815, deux millions de Français seulement furent conscrits.
916 000 soldats, soit presque un sur deux, seraient morts. selon les deux études de Jacques Houdaille (1), démographe à l’Ined (Institut national des études démographiques), publiées au début des années 1970. Un taux de perte très élevé. « Elles oscillent entre 400 000 et un million de soldats, estime aujourd’hui l’historien Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon. Le vrai chiffre doit se situer au milieu, vers 700 000 morts. »
Outre la difficulté d’établir un tel décompte, on s’est aussi aperçu, au fil des années, que les militaires français captifs considérés comme morts ou disparus et revenus en France après la chute de l’Empire étaient plus nombreux qu’on ne le pensait. L’historien Alain Pigeard, à titre de comparaison, évoque une autre période : « C’est à peu près le bilan de la Révolution. Entre la Terreur, la Vendée et les guerres de conquête, on arrive presque à des chiffres identiques. »
En retenant l’hypothèse basse de 700 000 morts pour les campagnes de l’Empire et 600 000 pour les guerres de la Révolution selon Jacques Houdaille, on arrive à 1,3 million de morts français, loin, quand même, des trois millions affichés à la fin du film de Ridley Scott. Un bilan humain presque comparable à celui du premier conflit mondial (1,4 million de morts) mais sur une période cinq fois plus longue.
Malheur aux blessés !
Les campagnes les plus meurtrières sont celles de 1813 en Allemagne, celle de 1812 en Russie, et enfin les sept années de la guerre d’Espagne et du Portugal. Ce que craignent les grognards, c’est pourtant moins le feu des batailles que la maladie et, surtout, les hôpitaux, parents pauvres des armées impériales.
À Austerlitz, 2,1 % des effectifs français périssent dans la bataille, 8,5 % à Waterloo. Mais malheur aux blessés ! « La nation, dit Napoléon après Iéna en 1806, est devenue la plus barbare de l’Europe relativement au service des hôpitaux ; l’armée sous ce rapport est au-dessous de celle de tous nos voisins et les Cosaques valent mieux que nous envers leurs blessés. » Et d’accuser son administration sanitaire, peuplée d’aigrefins mais dans laquelle il ne mit jamais l’ordre qu’il savait imposer ailleurs.
Les récits de soldats regorgent de blessés empilés comme des troncs dans les fourgons quand on ne les laisse pas agoniser pendant plusieurs jours sous le soleil ou dans le froid. Pour ceux qui arrivent à l’hôpital ou ce qui en tient lieu, c’est la paille pourrie de vermine, des aides chirurgiens au mieux incompétents, aux pires détrousseurs de ceux qui ne sont pas encore des cadavres. Sur les 110 000 hommes qui ne reviendront pas d’Espagne, la moitié sont morts dans les hôpitaux.
L’autre fléau des armées, ce sont les maladies. Le médecin militaire et épidémiologiste Alphonse Laveran a estimé, sur un échantillon de batailles, en débutant à celle de Fontenoy, qu’à l’époque, si un cinquième des pertes était dû au combat, la majorité des soldats était victime des épidémies. En réalité, il faut attendre le premier conflit mondial pour que le nombre des morts sur le champ de bataille l’emporte sur celui des malades. Dans les armées napoléoniennes, la dysenterie et le typhus font des ravages sur des soldats souvent affaiblis par la malnutrition, car le système napoléonien veut que les troupes vivent sur le terrain pour conserver leur rapidité de mouvement. Mais encore faut-il que les régions envahies soient riches. Or ce ne sera le cas ni en Pologne, ni en Russie, ni en Espagne.
1 537 soldats français tués à Austerlitz
Jacques Houdaille estime que, au total, 87 000 soldats français auraient été tués sur les champs de bataille napoléoniens. Mais cette mortalité bondit sur chacun d’entre eux en raison de l’accroissement des moyens engagés et notamment de l’artillerie qui délivre un mur de feu de plus en plus meurtrier. Sur ce point au moins, le film de Ridley Scott est excellent car le canon et ses décharges foudroyantes sont au cœur de son Napoléon, des rues parisiennes balayées par la mitraille le 13 vendémiaire aux charges de Waterloo. Son choix de faire tirer l’artillerie de Bonaparte sur le sommet des Pyramides lors de la campagne d’Égypte est beaucoup plus contestable.
Une simple comparaison entre Austerlitz et Eylau permet de se faire une idée de cette violence exponentielle. Depuis le travail remarquable mené par les historiens Danielle et Bernard Quintin (2), qui a permis de dresser le dictionnaire biographique de tous les soldats français morts durant ces deux batailles, on sait que 1 537 hommes ont été tués ou sont morts de leurs blessures le 2 décembre 1805. À Eylau, quatorze mois plus tard (7-8 février 1807), ce chiffre a presque triplé, avec environ 4 200 soldats tués ou mortellement blessés. Il en ira de même durant les affrontements suivants. Forces de plus en plus nombreuses, artillerie de plus en plus dévastatrice face à des adversaires qui apprennent peu à peu à rejouer la stratégie de l’Empereur.
On prête à Napoléon bien des phrases sur le bilan humain de ses batailles. Cruelles, comme celle qui lui échappe un matin en voyant le roi de Rome se blesser légèrement quand il joue à ses côtés : « J’ai vu le même boulet de canon en emporter vingt d’une file. » Ou encore : « Une nuit de Paris remplacera cela », en réalité empruntée au Grand Condé appréciant en connaisseur le carnage de la bataille de Seneffe (1674).
Après avoir arpenté le champ de bataille d’Eylau, Napoléon écrit : « Ce spectacle est fait pour inspirer l’amour de la paix et l’horreur de la guerre. » Il peut se faire plus fataliste : « Qu’est-ce qu’une vie humaine ? La courbe d’un projectile. » S’il a été le « Libérateur du genre humain », comme l’écrivait Stendhal, Napoléon est un conquérant de son temps tout à fait conscient des pertes de ses armées, lui qui passe ses journées à réviser, presque à l’homme près, les fiches de ses régiments. Elles sont le prix à payer pour que la France impose son système sur le continent.
1. Jacques Houdaille, « Pertes de l’armée de terre sous le Premier Empire, d’après les registres matricules. » Population, 27e année, N°1, 1972 pp.27-50. Jacques Houdaille, « Le problème des pertes de guerre », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, juillet 1970, 17, P. 411-433.
2 Danielle et Bernard Quintin, « Austerlitz, 2 décembre 1805. Dictionnaire biographique des officiers, sous-officiers et soldats tués ou mortellement blessés à Austerlitz ». Éditions Archives et culture 2004. Des mêmes auteurs et chez le même éditeur, « La tragédie d’Eylau, 7 et 8 février 1807. Dictionnaire biographique des officiers, sous-officiers et soldats tués ou mortellement blessés au combat », 2006.