pourquoi la rue défie le gouvernement




En Pologne, à quatre mois d’élections jugées cruciales, 500 000 personnes ont défilé dimanche à Varsovie pour protester contre le gouvernement, dirigé par le parti Droit et Justice (PiS) depuis 2015. Très symbolique, cette manifestation massive, la plus importante organisée dans le pays depuis l’époque soviétique, se tenait un 4 juin, date anniversaire des premières élections semi-libres polonaises, qui ont abouti en 1989 à la victoire historique du syndicat Solidarnosc.

Venus de toute la Pologne à l’appel de l’ancien Premier ministre et président du Conseil européen Donald Tusk, les manifestants ont protesté contre « la vie chère, l’escroquerie et le mensonge, en faveur de la démocratie, des élections libres et de l’UE ». Ils s’opposaient spécifiquement à une loi visant à créer une « commission sur l’influence russe », qui permettrait, selon ses détracteurs, de museler toute opposition.

« Lex Tusk »

Surnommée « Lex Tusk » par l’opposition, la loi semble en effet viser le principal candidat de l’opposition, présenté par la propagande d’État comme un ami de Vladimir Poutine, et pourrait lui interdire d’occuper des fonctions publiques pendant dix ans.

À LIRE AUSSIPologne : l’Europe condamne définitivement la « loi muselière » sur les jugesSi, sous pression américaine et européenne, le président Duda a promis vendredi de modifier la loi, celle-ci continue d’inquiéter de nombreux Polonais, au point d’expliquer, selon la chercheuse à Sciences Po Dorota Dakowska, la très large mobilisation de dimanche.

Qualifiée de « marche de la haine » par les médias publics – rebaptisés « nationaux » par le pouvoir depuis leur mise au pas –, la manifestation a ainsi rassemblé l’opposition tout entière, unie malgré ses désaccords. Le camp anti-PiS est en effet scindé en trois blocs principaux : les libéraux centristes de la Plateforme civique (PO) de Donald Tusk, la gauche, et l’alliance de la « troisième voie », chrétienne et agrarienne.

« Le ras-le-bol est général en Pologne, la coupe est pleine, explique Dorota Dakowska. Le parti PiS a multiplié les atteintes à l’indépendance de la justice, aux droits des femmes, à la liberté académique… L’État de droit et la démocratie sont entamés et fragilisés. »

L’ancien directeur de thèse du président Duda, un juriste respecté, peu connu pour ses outrances, a été jusqu’à déclarer qu’il avait honte de son élève, en raison des atteintes portées à la démocratie et à la Constitution par la nouvelle loi. Des propos qui lui ont valu d’être qualifié de « plouc » par le ministre de l’Éducation.

Chemin hongrois

Dans le cortège, dimanche, des pancartes affichaient aussi, en référence à l’autoritarisme du voisin biélorusse : « Si je voulais vivre en Biélorussie, je déménagerais. » « Nous ne sommes pas en Biélorussie, nuance Dorota Dakowska, mais la Pologne prend de plus en plus la direction de la Hongrie. Le pouvoir s’attaque aux minorités LGBT, aux droits des femmes, enchaîne les mesures autoritaires et anticonstitutionnelles, la justice n’est plus indépendante et de plus en plus politisée… Il reste un peu d’équilibre des pouvoirs grâce au Sénat, où l’opposition conserve une courte majorité, mais on craint que ce dernier garde-fou ne finisse par céder. »

À LIRE AUSSIPour Viktor Orban, l’Ukraine ne peut pas vaincre la RussieLes manifestants dénonçaient également les relations tendues entre le gouvernement et l’Union européenne, la politique illibérale de la Pologne lui ayant valu la suspension du versement des fonds européens. Marquant une nouvelle étape dans la guerre ouverte entre le PiS et Bruxelles, la Cour de justice européenne a considéré lundi que la réforme de la justice de 2019 avait enfreint le droit communautaire, avant d’être qualifiée en retour par le ministre polonais de la Justice de « corrompue ».

De son côté, l’ONG Freedom House, qui évalue le respect des libertés et de la démocratie dans le monde, a baissé pour la huitième année consécutive la note de la démocratie polonaise, jusqu’à atteindre le plus bas score enregistré.

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À la faveur de la guerre en Ukraine

Mais le PiS conserve une popularité en Pologne, où il reste le premier parti du pays, crédité de 30 à 35 % des intentions de vote. Le score, trop bas pour lui garantir une majorité, pourrait néanmoins lui permettre de conserver le pouvoir pour un troisième mandat consécutif, lors des prochaines élections à l’automne. Une assise qui ne se dément pas, et qui s’explique par la désunion de l’opposition, mais aussi par la stature internationale offerte au gouvernement par la guerre en Ukraine.

Volodymyr Zelensky et Joe Biden se sont ainsi rendus récemment à Varsovie en visite officielle, tandis que la décision du PiS d’accueillir sans condition les réfugiés ukrainiens lui a valu la sympathie de l’Europe et le soutien de la population.

« Tout cela, c’est de l’eau au moulin pour le PiS, qui a gagné une vraie légitimité sur la scène internationale depuis le début de la guerre, observe Dorota Dakowska. Ses dirigeants se présentent comme les seuls vrais patriotes en capacité de protéger les Polonais face à la guerre et à la “décadence occidentale”… Ce qui rejoint, d’ailleurs, le discours propagandiste de Poutine. »

Rien n’est donc écrit pour les prochaines élections. Mais si le PiS gagnait à nouveau, à la faveur, par exemple, d’une coalition avec le parti d’extrême droite ultraconservateur Konfederacja, dont la popularité ne cesse de croître, « ils sentiraient qu’ils ont les mains vraiment libres, redoute Dorota Dakowska. Au risque de diriger la Pologne vers des scénarios bien plus inquiétants encore. Ce serait une très mauvaise nouvelle pour l’Europe, qui a besoin d’unité face à la Russie, et dont les querelles internes font le jeu de Poutine. »




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