récit d’un procès hors norme




Il a fallu moins de trois heures au jury pour juger Donald Trump coupable d’agression sexuelle et de diffamation. « Aujourd’hui, le monde connaît enfin la vérité. Cette victoire n’en est pas juste une pour moi, mais c’en est une pour chaque femme qui a souffert parce qu’on ne la croyait pas », a déclaré E. Jean Carroll, qui va toucher 5 millions de dollars de dommages et intérêts.

E. Jean Carroll, 79 ans aujourd’hui, a accusé l’ancien président de l’avoir violée (un chef d’accusation que le jury n’a pas retenu) au milieu des années 1990. E. Jean Carroll est loin d’être une inconnue : elle tenait une chronique, « Ask E. Jean » dans Elle entre 1993 et 2019 (l’un des records de longévité de la presse américaine). Elle y conseillait les lectrices sur « la vie, l’amour, le sexe et les relations », insistant sur l’importance d’être indépendante des hommes. Florilège : « Est-ce que je peux lui demander de ne pas faire d’enterrement de vie de garçon ? » (Réponse : « Il vous mentira et ira quand même »), « Je l’aime, mais je suis contre le mariage » (« Vous n’avez jamais entendu parler du divorce ? ») ou « Pourquoi est-ce qu’il ne m’a pas appelée ? » (« À l’avenir, si vous voulez qu’un homme vous appelle, dites-lui : “Ne m’appelle pas” »). E. Jean Carroll écrivait aussi pour Esquire, Rolling Stone, Playboy, Outside, New York, ainsi que des livres et participait à l’émission Saturday Night Live. Et elle présentait une version quotidienne de sa chronique à la télévision, sur la chaîne America’s Talking.

À LIRE AUSSIMise en examen de Trump : la malédiction du Parti républicainEn 2019, dans un livre, What Do We Need Men For ? A Modest Proposal (« Pourquoi avons-nous besoin des hommes ? Modeste proposition »), elle a accusé deux hommes d’agression sexuelle. L’un, Les Moonves, alors président de la chaîne CBS, a été accusé par douze autres femmes. L’autre était Donald Trump. En juin 2019, un extrait publié dans le New York Magazine a fait l’effet d’une bombe. Elle situe l’agression « à l’automne 1995 ou au printemps 1996 ». Trump entre chez Bergdorf Goodman, grand magasin chic, alors qu’elle en sort. « Hé !, vous êtes celle qui donne des conseils ? » l’aborde-t-il, avant de lui demander de l’aider à choisir un cadeau pour une femme.

Elle décrit une interaction joueuse, aux rayons sacs à main puis chapeaux. Il l’entraîne ensuite au rayon lingerie, puis dans une cabine d’essayage, après avoir saisi un ensemble. « Ça va être hilarant, je me dis – et au moment où j’écris ça, je suis effarée par ma stupidité. Alors que nous nous dirigeons vers les cabines, je ris tout haut et je pense : “Je vais lui faire mettre ce truc par-dessus son pantalon !” » écrit-elle. Mais il la pousse à l’intérieur, ferme la porte, la projette contre le mur. « Juste après, alors qu’il porte toujours sa tenue professionnelle très correcte, chemise, cravate, veste de costume, manteau, il ouvre son manteau, ouvre sa braguette et en mettant de force ses doigts dans mes parties intimes, il enfonce son pénis à moitié – ou complètement, je ne suis pas sûre – à l’intérieur de moi. Cela tourne au combat sans merci », décrit-elle dans son texte. Elle finit par le repousser d’un coup de genou et s’enfuit.

« Membre de la génération silencieuse »

Au procès, E. Jean Carroll a tout raconté à nouveau, détaillant qu’il lui avait « fait très mal » en « insérant ses doigts dans son vagin ». Elle a insisté : « Je le repoussais, j’avais presque trop peur pour penser. » Pour la décrédibiliser, Joe Tacopina, l’avocat de Trump, l’a pressée pour obtenir une date précise. Il lui a demandé pourquoi elle n’avait pas crié. « Je ne suis pas quelqu’un qui crie, a-t-elle répondu. Je me battais. Vous ne pouvez pas vous acharner sur moi parce que je n’ai pas crié. » Il s’est étonné qu’elle n’ait pas porté plainte à l’époque. « Le fait que je ne sois pas allée voir la police n’a rien de surprenant pour quelqu’un de mon âge », a-t-elle dit. Elle s’est décrite comme « membre de la génération silencieuse », à qui l’on a appris à « garder la tête haute et ne pas se plaindre ». E. Jean Carroll redoutait aussi que Trump et ses avocats ne l’attaquent publiquement et avait décidé de se taire. Mais l’enquête sur le producteur de Hollywood, Harvey Weinstein, dans le New York Times, qui a engendré le mouvement #MeToo, lui a fait penser que raconter son histoire constituerait « un moyen de changer la culture de la violence sexuelle ».

À LIRE AUSSILe bide de Nikki Haley, la rivale de TrumpLa réaction a confirmé ses pires craintes. Interrogé par le journal The Hill, Donald Trump avait tout nié : « Elle ment complètement. Je ne sais même pas qui c’est. Je ne sais rien de cette femme. Je ne sais rien d’elle. C’est… c’est juste terrible que des gens puissent dire des choses pareilles. » Puis : « Je vais le dire avec le plus grand respect : premièrement, elle n’est pas mon genre, deuxièmement, ce n’est jamais arrivé. Ce n’est jamais arrivé, OK ? » Ses partisans ont suivi. « La violence et la saleté et les termes sordides, et les gens qui décrivaient ce qu’ils pensaient que j’avais fait, et pourquoi personne sur cette Terre ne me toucherait parce que j’étais ignoblement moche… Ça a noyé les lettres de soutien que j’ai reçues », a-t-elle décrit.

Mais plusieurs éléments ont renforcé sa crédibilité. Le fait qu’elle en ait parlé à deux amies, à l’époque, s’est révélé décisif, car toutes les deux l’ont confirmé à la barre. Par ailleurs, deux autres femmes ont dit avoir été victimes d’agression sexuelle de Trump. La deuxième, Natasha Stoynoff, qu’il a agressée à Mar a Lago, a décidé de parler onze ans plus tard, à la sortie de l’enregistrement de 2005 d’Access Hollywood, émission sur les événements et stars du divertissement. On y entend Trump parler à l’animateur : « Et quand vous êtes une star, elles vous laissent le faire… Vous pouvez tout faire. Les attraper par le sexe… Vous pouvez tout faire. »

Trump a refusé de témoigner au procès, mais a consenti à une déposition filmée, que l’accusation a diffusée. Interrogé sur ces propos, il a répondu : « Eh bien, historiquement, c’est vrai pour les stars. » Roberta Kaplan, avocate d’E. Jean Carroll, l’a relancé : « C’est vrai pour les stars qu’elles peuvent attraper les femmes par le sexe ? » Trump : « Eh bien, c’est ce qui… si vous regardez depuis un million d’années, je pense que c’est en grande partie vrai. Pas toujours, mais en grande partie. Malheureusement ou heureusement. » Lors de sa plaidoirie de clôture, l’avocate a estimé que l’enregistrement de 2005 était « un aveu » de sa vision prédatrice des femmes. Dans la déposition filmée, Trump perd aussi toute crédibilité quand on lui présente une photo où il plaisante lors d’une soirée avec E. Jean Carroll, qu’il dit ne pas reconnaître.

Confiance de trump intacte

Plus d’une dizaine de femmes ont accusé Trump d’agression sexuelle depuis 2015. Sa défense semble invariablement de prétendre qu’elles ne sont pas à son goût. En 2016, il avait déclenché les rires de ses partisans lors d’un événement de campagne, en disant d’une femme qui l’avait accusé d’avoir passé sa main sous sa jupe dans un avion : « Croyez-moi, ce ne serait pas mon premier choix, ça, je peux vous le dire… Cherchez-la sur Facebook, vous comprendrez. » Au procès, Roberta Kaplan a aussi montré le moment où elle l’a interrogé sur sa déclaration selon laquelle Carroll n’était « pas son genre ». Il a rétorqué : « Je ne vous choisirais pas non plus, pour être honnête. Je n’éprouverais aucun intérêt pour vous, en aucune circonstance. »

À LIRE AUSSIÀ la CPAC, Donald Trump en son royaumeL’issue de ce procès ne semble en rien avoir entamé sa confiance en lui. « Je n’ai absolument aucune idée de qui est cette femme. Ce verdict est une honte, c’est la plus grande chasse aux sorcières de tous les temps ! » a-t-il écrit sur son réseau Truth Social. Il s’en est aussi pris au « juge nommé par Clinton qui déteste Trump » et au « jury d’une zone anti-Trump, qui est probablement le pire endroit aux États-Unis pour que [je] puisse avoir un procès équitable ». Sur CNN, alors qu’une journaliste demandait à son avocate, Alina Habba, si elle était inquiète qu’une douzaine d’autres femmes aient déclaré qu’elles avaient aussi été agressées par lui, celle-ci l’a coupée : « On parle de 2016, là ? C’est le niveau de désespoir auquel on en est réduit ? Je pense que vous êtes inquiète parce que Trump va gagner (en 2024), et c’est pour ça que vous parlez de trucs de 2016, parce que vous n’avez rien d’autre. Et vous auriez raison d’être inquiète. Il est devant dans les sondages. » Trump doit apparaître mercredi soir sur CNN, pour la première fois depuis 2016.

Pour l’instant, il est vrai que ses déboires judiciaires ne l’ont pas affecté dans les sondages. En avril, il a plaidé non-coupable dans l’affaire Stormy Daniels, actrice porno qu’il est accusé d’avoir payée pour acheter son silence, avant de dissimuler ce paiement dans ses comptes. La juge chargée du procès sur les tentatives de l’ancien président de modifier le résultat de l’élection présidentielle en Géorgie, en 2020, a prévenu qu’elle l’inculperait cet été. Deux autres enquêtes portent sur les documents classifiés conservés après son départ de la Maison-Blanche, et sur son rôle dans les événements qui ont mené à l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021. Son camp semble pour l’instant muré dans le silence. Asa Hutchinson, ancien gouverneur de l’Arkansas qui se présente à la présidentielle de 2024, est le seul à avoir dénoncé « le comportement indéfendable de Donald Trump » après le verdict. Les autres se sont tus ou l’ont soutenu. « Je vais dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas : si l’accusé ne s’appelait pas Donald Trump, est-ce qu’il y aurait même eu un procès ? » a demandé Vivek Ramaswamy, candidat lui aussi. La défense de Trump a l’intention de faire appel.




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