« Un poète est aussi utile qu’un ostéopathe ou un fleuriste »




On ne baptise pas impunément son groupe de musique du nom d’un poète ! En l’espèce : le Rimbaud anglais… Thomas Chatterton, mort en 1770, à tout juste 17 ans. Arthur Teboul le reconnaît : la poésie occupe une place centrale dans sa vie. Passionné de littérature, comme tous les musiciens du groupe Feu ! Chatterton, il a longtemps laissé infuser en lui les mots des autres avant d’oser prendre la plume. Le chanteur publie aujourd’hui son premier recueil* de poèmes aux éditions Seghers et il multiplie ce qu’il appelle les consultations poétiques. À l’occasion du Printemps des poètes, il confie au Point ce que lui a apporté la poésie.

Le Point : Vous écrivez, en préambule de votre livre, que vous avez eu une sorte de révélation poétique le 12 janvier 2016 dans le métro. Que s’est-il réellement passé ce jour-là ?

Arthur Teboul : Il y a des moments qui vous marquent plus que d’autres, des journées où vous savez que votre vie prend un tournant décisif. Le 12 janvier 2016 a abrité l’un de ces instants. Son souvenir est très net en moi. Notre premier album venait de sortir (Ici le jour a tout enseveli) et j’étais dans l’écriture du deuxième. La scène se passe sur la ligne 11 du métro. Cahier sur les genoux, je suis en train d’essayer de composer une chanson. Mais je n’y parviens pas. Je me mets à douter. Je me demande avec inquiétude si je vais être capable de produire un nouveau disque. Je revois le wagon et les gens qui m’entourent. Pour déjouer l’angoisse que je sens monter, je me dis que je devrais essayer de noter ce qui me passe par la tête… sans filtre. Comme le faisaient les surréalistes avec leur projet d’écriture automatique. Mais comme aussi, avant eux, des auteurs médiévaux qui appelaient alors cela des « fatrasies ». Je me prête au jeu pour voir ce que cela donne. Les stations passent. Et plus je noircis du papier, plus je me sens léger. À LIRE AUSSILes ballades de Sandrine Senès dans le métro parisienQue racontait ce premier « poème-minute », comme vous l’avez appelé ?

« J’ai pris mon cœur au lendemain/ Rien souvenu qui ne me vient/ Les pierres toujours rient de te voir/ Inhabité pauvre orphelin/ Qui depuis une lune abstraite/ T’a rendu beau comme un poète. »

C’est devenu chez vous comme une gymnastique intellectuelle. On pourrait même dire un exercice spirituel…

Oui. J’ai été étonné par les bienfaits que cet exercice d’écriture m’a procurés. Cela m’a poussé à renouveler l’expérience. Aujourd’hui, j’écris chaque jour un poème ou plusieurs textes. C’est devenu comme une hygiène de vie. J’ai toujours été convaincu de l’utilité de la poésie. Comme Jean Cocteau, « je sais que la poésie est indispensable, mais je ne sais pas à quoi ». Dit en d’autres termes, j’ai l’intime conviction que ça m’est absolument nécessaire, même si je ne sais pas à quoi ça sert. Je n’ai rien inventé. On sent bien que la poésie fait aujourd’hui un retour en force dans notre société.

Plusieurs initiatives se multiplient, en effet, depuis la fin des années 1990 : il y a d’abord eu les brigades d’intervention poétique du Centre dramatique national de Reims qui débarquaient dans les écoles de Champagne pour réciter des vers aux élèves, puis les consultations poétiques d’Emmanuel Demarcy-Mota et Fabrice Melquiot au théâtre de la Ville.

On pourrait ajouter une initiative plus ancienne encore, Dial-A-Poem, en 1968. Ce service téléphonique, mis en place à New York par l’artiste John Giorno, permettait de joindre un ou une standardiste qui lisait un poème au bout du fil. Ce besoin de poésie est enfoui en chacun de nous. Il est ancien chez moi puisqu’il remonte à mes années de lycée. J’ai toujours été un peu fantasque. La poésie a été pour moi comme un viatique. Je me rappelle que j’apostrophais mes camarades de classe par une question intrigante qui permettait de briser la glace. Une formule qui aurait tout à fait sa place dans mon recueil.

Quelle était cette formule ?

« Es-tu carnavaleux ou Carnavalet ? » J’avais imaginé cette question avec un copain du collège que je fréquentais alors dans le 20e arrondissement. Ce garçon s’appelait Émilien. J’en parle dans l’une de mes premières chansons, « À l’aube ». Bref, on interrogeait ainsi nos amis mais aussi les gens qu’on ne connaissait pas encore et cela ouvrait le champ des possibles. C’est ainsi que j’ai commencé nombre de conversations qui ont débouché sur des amitiés profondes. Notamment avec Sébastien Wolf.

Et vous, alors, vous êtes plutôt carnavaleux ou Carnavalet ?

Carnavalet, définitivement !

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Revenons à cette rencontre avec Sébastien Wolf, qui est aujourd’hui derrière le clavier de Feu ! Chatterton. Tout s’est donc joué à Louis-le-Grand. Est-ce la poésie qui vous a rapprochés ?

D’une certaine manière, oui. Je venais d’un collège de zone d’éducation prioritaire du nord de Paris. Et, lorsque j’ai intégré ce lycée, je n’étais clairement pas au niveau des autres élèves. J’ai dû beaucoup travailler pour rattraper mes petits camarades. En seconde, je me revois en salle d’étude en train de cravacher pendant qu’un petit groupe de copains joue dans la cour. Ils étaient cool, on dirait aujourd’hui « populaires ». Sébastien et Clément [Doumic, le guitariste du groupe, NDLR] en faisaient partie. Le premier jour de première, le hasard a voulu que je me retrouve assis à côté de Sébastien. Je lui ai immédiatement posé ma fameuse question « Es-tu carnavaleux ou Carnavalet ? » Cela a été le début de l’histoire.

Quel genre de poésie lisiez-vous à l’époque ?

J’étais dans ma période Lautréamont. La découverte des Chants de Maldoror a été un choc. Je ne comprenais pas tout, mais je récitais ces textes comme des incantations. Ont suivi Breton, Aragon, Reverdy et Éluard. Je me suis mis à écrire des poésies que je soumettais au groupe que nous avons bientôt formé avec Sébastien, Clément, puis Antoine Wilson et Raphaël de Pressigny. Ces textes revêtaient une importance capitale pour moi. Je les leur déclamais pendant qu’ils jouaient de la musique… Quand ils n’étaient pas emballés, je les brûlais.

Que représente la poésie pour vous ?

C’est une manière de préserver en moi une part d’enfance qui s’enfuit. Plus on grandit, moins on assume ses enfantillages. Or la poésie en est un ; comme le dessin que j’ai recommencé à pratiquer avec ma femme pendant le confinement. Accepter de coucher sur le papier ce que l’on éprouve à l’instant t, c’est éprouver le plaisir inouï de se retrouver à nouveau entièrement centré sur soi-même. Il y a une joie enfantine à ainsi réinventer le monde. C’est une expérience exaltante qui peut être comparée à la prière.

J’ai longtemps correspondu avec Christian Bobin. Lui aussi envisageait la poésie de cette manière : un moyen de provoquer des étincelles de vie. Un peu de lumière chasse beaucoup d’obscurité, dit le sage. Il faut juste oser pousser la porte. Ne pas se laisser intimider par la matière. En un mot, être décomplexé. Il ne faut pas avoir peur de jouer avec les mots. De leur association naissent des images, des trésors qui réveillent la part de merveilleux que recèle la vie. Pour qui pratique la poésie avec sincérité, le seul risque est de décevoir la concordance des temps, la grammaire et l’orthographe. Je me suis lancé à corps perdu dans cette aventure poétique sans trop savoir où cela me mènerait…

La communication ne passe pas seulement par les mots. Les échanges transitent aussi par les regards. Le face-à-face peut constituer une expérience difficilement exprimable. Peut-être un peu mystique.

Cela vous a conduit à publier un recueil. Comment avez-vous atterri chez Seghers ?

Je lis depuis longtemps les auteurs publiés dans cette illustre maison. Son catalogue est un panthéon. Un jour, Antoine Caro, son directeur, m’a contacté après une interview radio où j’avais parlé de poésie. Je ne lui ai pas dit tout de suite que j’en écrivais. Ce n’était pas la première fois qu’un éditeur m’approchait ; je préférais attendre un peu de mieux le connaître avant de me dévoiler. J’ai fini par lui envoyer des textes. Il m’a répondu avec enthousiasme.

Vous avez commencé, en parallèle, à proposer des consultations poétiques au public, d’abord à la galerie Forma à Paris puis, par téléconférence, sur les réseaux sociaux. Comment cette idée est-elle née ?

Cette envie de partager la poésie avec d’autres est arrivée avant le recueil. Puisque j’éprouvais, moi-même, les bénéfices de ces poèmes-minute chaque jour, je me suis dit que je devais proposer aux autres d’expérimenter ce qui se passe dans ces moments-là. J’ai décidé que j’allais transformer cette pratique solitaire d’écriture en un jeu collectif. Pour ce faire, il fallait que je puisse recevoir les gens dans un cabinet de consultation. Ma femme [la décoratrice Mégane Servadio de l’agence Ettore] a conçu un décor propice. La galerie Forma nous a accueillis rue de Turenne. C’est dans ce cadre chaleureux que j’ai reçu pendant une semaine plus de 200 personnes. Les séances étaient toutes calées sur le même modèle. Nous parlions pendant cinq à sept minutes. Puis, dans la foulée, j’écrivais un texte. Je leur lisais et leur remettais ensuite ce poème. Ils repartaient avec.

N’en avez-vous conservé aucune trace ?

Si. Je les ai scannés, comme les médecins le font avec les ordonnances.

L’analogie avec la médecine est forte. Pensez-vous que la poésie a vraiment une dimension thérapeutique ?

Cela dépend ce que l’on entend par ce terme. Évidemment, la poésie ne guérit pas les maladies, mais elle panse les âmes. J’en ai pris conscience après le lycée, lorsque je suis entré en prépa puis ai intégré une école de commerce [Sup de Co Paris, NDLR]. J’ai réalisé aussitôt que je m’étais fourvoyé. Dès le premier cours d’executive management, j’ai su que ce genre d’établissement n’était pas pour moi. J’y ai vécu un épisode de ce que je peux aujourd’hui qualifier de grosse dépression. C’est la lecture de la poésie qui m’a sorti de là. Ces textes ont joué pour moi un rôle de boussole.

Quels auteurs vous ont remis d’aplomb ?

Wilde, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly et Apollinaire, notamment. Ces personnalités de révoltés m’ont épaulé dans ces semaines. Ils ont déchargé la colère que j’éprouvais. Mais j’ai aussi retiré beaucoup d’une autre lecture, celle-ci loin de la poésie : la biographie d’Érasme par Stefan Zweig. Elle m’a ouvert les yeux sur la manière dont je pouvais concilier raison et passion. Il y a toujours moyen d’articuler ses rêves dans la réalité. C’est d’ailleurs l’un des enjeux de la poésie.

Pouvez-vous nous raconter une ou deux consultations poétiques particulièrement marquantes ?

Comme je vous le disais, j’ai enchaîné plus de 200 séances en une semaine [du 12 au 19 mars, NDLR]. Toutes ont constitué un moment très fort. Beaucoup de choses se sont passées dans ces rendez-vous. Y compris dans les silences. La communication ne passe pas seulement par les mots. Les échanges transitent aussi par les regards. Le face-à-face peut constituer une expérience difficilement exprimable. Peut-être un peu mystique.

Mais prenons des exemples. Je reçois un soir une jeune femme. Elle est enseignante, nous papotons de choses et d’autres. Et, au moment de rédiger son poème, je lui dis, comme à tout le monde, de regarder le dessin accroché au mur car je n’aime pas trop qu’on me regarde quand j’écris. Elle observe le dessin et se met à dessiner des motifs sur la moquette avec ses pieds. Je me rends compte qu’elle reproduit le motif du tableau au mur [deux danseuses de Matisse, NDLR]. Je la laisse faire. Puis, à la fin, je lui dis en souriant que c’est drôle, un garçon a fait la même chose qu’elle le matin même. Elle me demande de le lui décrire. Je m’exécute. Elle me dit que c’est son copain. Il ne lui avait pourtant pas raconté sa séance ! Une autre fois surgit en moi l’image d’une randonnée dans les Pyrénées. Je l’écris dans le poème, ce qui n’est pas habituel quand on y pense. Et la personne me dit, avec stupéfaction, qu’elle vient des Pyrénées. C’est bien la preuve que les rapports humains dépassent la pure rationalité, non ?

Est-ce à dire que la poésie permet des connexions magiques ?

C’est en tout cas un miroir déformant où l’on peut découvrir une infinité de choses qui donnent du sens à la vie. Et c’est pourquoi je suis convaincu que cette profession de poète public ou de « déverseur », comme je l’ai surnommé, a une grande utilité sociale. J’ai du mal à comprendre qu’on ait pu s’en passer si longtemps. Un poète est aussi utile qu’un ostéopathe ou un fleuriste.

Je suis de ceux qui font les choses sans trop réfléchir. “Fais et tu comprendras” est l’un de mes mantras. Quand on se lance dans un projet, il vaut mieux parfois ne pas penser aux conséquences.

Dans quel état se retrouve un poète qui enchaîne une quarantaine de séances d’écriture-minute par jour ?

C’est la question que je me posais en commençant. Je redoutais de sortir épuisé de ces journées marathons. Mais cela ne m’a pas empêché de me lancer… Je suis de ceux qui font les choses sans trop réfléchir. « Fais et tu comprendras » est l’un de mes mantras. Quand on se lance dans un projet, il vaut mieux parfois ne pas penser aux conséquences. Si l’on commence à se projeter, si l’on croit savoir comment les choses vont se dérouler, on peut être vite effrayé par l’enchaînement de choses que l’on va inéluctablement provoquer. La réaction naturelle est alors de préférer ne pas bouger. Je savais que les séances seraient nombreuses : le public s’est inscrit en masse à ces consultations. Il m’est arrivé de commencer certains jours à 9 heures et de finir à 1 heure du matin. Allais-je être harassé ? Et parviendrais-je à écrire pour chacune des personnes qui viendraient ? J’ai laissé ces questions en suspens.

Aujourd’hui que la semaine est passée, je peux dire que j’ai été plus rempli que vidé par cette expérience ; et que j’ai trouvé l’inspiration pour chacun : simplement parce que je ne cherchais pas à créer quelque chose mais seulement à laisser couler sur une feuille ce qui se passait pendant la séance. Je n’ai qu’une hâte, c’est de recommencer. J’ai commencé à le faire en téléconsultation sur Instagram, mais le cabinet va rouvrir plus tard.

Vous êtes actuellement en résidence artistique au Louvre avec les autres musiciens de Feu ! Chatterton. En quoi cela consiste-t-il ?

Nous nous retrouvons, chaque jour, dans un espace que le musée a mis à notre disposition. C’est en sous-sol, nous pouvons faire beaucoup de bruit sans gêner les visiteurs. Nous traînons dans les galeries, admirons tableaux et sculptures. Nous allons y rester deux mois pour écrire de nouvelles chansons. Nous allons donner trois concerts sur place. La direction nous laisse carte blanche. Nous pouvons inviter qui nous voulons. C’est à la fois merveilleux et un peu vertigineux de composer ainsi. Il faut être respectueux du cadre mais aussi dans l’irrévérence, car nous savons bien que nous sommes ici dans un ancien palais royal où se sont succédé avant nous de nombreux artistes de cour. Il est fort probable que je propose une lecture musicale de certains poèmes.

*Le Déversoir. Poèmes-minute, d’Arthur Teboul, éditions Seghers, 247 pages, 18 €.



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