Vins désalcoolisés : la grande déception
Comment définir un vin ? Réglementairement, il vient de la fermentation alcoolique de raisins, avec un degré alcoolique supérieur à 8,5 % et inférieur à 15 %. Comment définir un vin « désalcoolisé » ? Peut-être comme un oxymore des temps modernes, après le steak végétal ou le pain sans gluten. Mais le vin désalcoolisé n’est pas né d’une lubie citadine : sa définition a été obtenue fin 2021 à Bruxelles par le lobby du vin, avec la définition d’un degré inférieur à 0,5 % (au-delà de 0,5 et jusqu’à 8,5 %, il s’agit de vin « partiellement désalcoolisé »).
En 2024, cette réglementation ravit quelques vignerons français qui vibrent avec la tendance du « sans-alcool » : une niche en croissance (+ 7 % de ventes dans le monde de 2023 à 2027, d’après l’IWSR, base de données mondiale sur les boissons) quand la déconsommation plombe le vin tranquille (– 1 %). Sans état d’âme, l’industrie du vin suit la demande. Pas de chance, le changement climatique va à contre-courant en augmentant la concentration en sucre des raisins, qui se retrouve en alcool dans les vins. En moyenne, les rouges bordelais sont passés de 12,7 %, entre 1990 et 1999, à 13,7 % entre 2010 et 2019, d’après Liv-ex.
Perdant en buvabilité, cette offre plus alcoolisée trouve de moins en moins de consommateurs et fait face à de plus en plus de flexi-buveurs. En témoigne l’implantation, depuis 2020 en France, de Janvier sans alcool (Dry January). Vous pensez que cette abstinence mensuelle n’est qu’un effet de loupe médiatique ? La part totale des Français ne consommant pas d’alcool est passée de 15 à 19 % des plus de 15 ans entre 2015 et 2022 (étude FranceAgriMer/Cniv). Pour des raisons de santé ou de religion, ceux qui ne boivent pas sont toujours plus nombreux, et la filière vin préfère s’adresser aux abstinents que de planifier l’arrachage.
Il y a urgence, le vin étant en retard dans les catégories du sans-alcool et des faibles degrés (no-low). Si 28 % des Français consomment ces boissons, d’après SoWine-Dynata, la bière truste le marché (65 % des clients de no-low), loin devant les vins (10 %). Pour se démarquer, les producteurs de vin proposent du sans-alcool tout en vendant du rêve viticole, évoquant des « grands vins » ou des « terroirs d’exception » et l’utilisation de techniques présentées comme respectueuses de l’environnement, voire naturelles.
L’open bar de l’aromatisation et des additifs
La désalcoolisation est pourtant aussi technologique qu’intrusive. Les vins prennent même un virage agroalimentaire serré avec trois techniques autorisées (voir encadré), qui ne sont qu’une première étape. En retirant une quantité importante d’alcool (12 à 15 % du volume d’un vin), on crée un déséquilibre dans le produit obtenu. Si les bières, affichant des degrés plus faibles (4 à 6 %), s’accommodent assez facilement de ce retrait (même la Heineken zéro réussit à être correcte), l’absence d’alcool déstructure fortement le goût du vin en retirant chaleur et corps en bouche et en accentuant l’acidité et l’astringence. Deux options correctives s’ouvrent alors aux producteurs, selon la catégorie de produit revendiquée. C’est soit l’open bar de l’aromatisation et des additifs de la « boisson fermentée désalcoolisée à base de raisin », soit la boîte à outils plus restrictive appliquée aux vins désalcoolisés.
Avec ce dernier kit œnologique, on peut quand même ajouter du jus et du moût de raisin pour édulcorer, du gaz carbonique – à faible dose pour appuyer la vivacité, ou en quantité pour avoir de l’effervescence –, des arômes de raisin pour enrichir le nez, de la gomme arabique pour arrondir l’astringence et stabiliser le jus, des sulfites et du dicarbonate de diméthyle (E 242) pour la conservation… En absence d’éthanol, puissant antiseptique, ces boissons affichent une date limite de consommation et peuvent vite tourner une fois ouvertes… Loin de la plus saine et hygiénique des boissons, selon Louis Pasteur.
Sur les étiquettes, les vins sans alcool affichent leurs ingrédients et leur valeur nutritionnelle. Cette dernière tourne autour de 20 kilocalories pour 100 millilitres* (3 à 4 fois moins qu’un vin, 2 fois moins qu’un soda). Le coût écologique de la désalcoolisation n’est cependant pas chiffré. Ses opérateurs se targuent de développement durable, mais il n’existerait pas de bilan carbone de leur production. L’empreinte environnementale serait d’abord due aux transports nécessaires à la désalcoolisation. Faute d’usines établies en France (des projets industriels sont en cours, comme celui de la coopérative Maïsadour, dans le Gers), les vignerons envoient des citernes en Allemagne, en Belgique, en Espagne, qui reviennent dans l’Hexagone après transformation…
Vider les surstocks
Mais attention, n’allez pas critiquer le vin sans alcool ! Même après en avoir bu ou vous y être intéressé. Vous serez traité de réac incompétent par les évangélisateurs du sans-alcool : le sobre et le grappillon ! Ils prêchent la bonne parole à coups de néologismes (les « sobreliers »…) et de perles (« Si vous avez l’impression que nous mettons en péril un symbole national ou votre virilité, si vous nous attendez au virage, vous n’êtes pas prêt ! » écrit Moderato à ses clients). Le discours est bien rodé : pauvres naïfs, ne cherchez pas à retrouver les sensations du vin dans du sans-alcool ! Pas de plaisir de consommation, il faut se contenter d’une partie des arômes du vin dans une boisson ultratransformée mais servie dans un verre à pied pour créer un semblant de fête inclusive. Avec le Champomy, la fête sans alcool est non seulement plus folle, mais aussi moins poussée du col…
C’est comme si les fabricants de surimi donnaient des leçons aux amateurs de crabe en leur expliquant qu’ils ne peuvent pas critiquer un ersatz industriel dont le développement est purement mercantile : vider des surstocks et valoriser du volume. Le négociant languedocien Aubert & Mathieu ne le cache pas dans sa communication aux acheteurs professionnels : « Pourquoi avoir une option sans alcool chez moi ? [Pour être] en avance sur la tendance [en offrant] une option sophistiquée et festive qui dépasse de loin les sodas ordinaires. » Cette volonté de ne pas laisser le champ libre aux industriels du no-low ouvre paradoxalement la désalcoolisation partielle aux gammes artisanales et traditionnelles : les vins d’appellation (AOP, notamment les côtes-du-rhône) et des vins de pays (IGP, ouverts à la possibilité de désalcooliser jusqu’à 6 %).
Le vin désalcoolisé est sur toutes les lèvres de la filière française, à défaut d’être dans tous les verres… Privé d’alcool pour sa santé, un aristocrate du bouchon bordelais partageait récemment son bilan international des vins sans alcool : « Il n’y en a pas un de valable en France, mais l’exemple des produits californiens témoigne des possibilités d’amélioration. » À voir ! S’il existe de bons vins désalcoolisés, « il y a aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre ! » peut-on emprunter à Michel Audiard §
* Les vins désalcoolisés avoisinent souvent les 40 grammes de sucre par litre, ce qui est le seuil d’acceptabilité pour qu’une telle boisson soit appréciée par le consommateur, d’après des études de l’École d’ingénieurs de Purpan.
Retrouvez notre guide des foires aux vins 2024 et notre tableau des millésimes.
Quatre vins désalcoolisés au banc d’essai
Le bon, l’industriel et le prétentieux
Divin 00, blanc
(10 €, Domaine J. de Villebois, sauvignon de Touraine)
Le meilleur vin désalcoolisé de ce banc d’essai d’une vingtaine de cuvées de vignerons comme de coopératives ou de négociants. Ce sauvignon blanc sans alcool a un nez identitaire de fruits tropicaux, une attaque franche avec du peps, un milieu de bouche rond et ample pour une finale douce, sur des arômes de pêche. Pas de déception pour ce sans-alcool produit en Belgique.
Prince Oscar, rouge
(25 €, Château Clos de Boüard, à Montagne-Saint-Émilion)
La trame bordelaise est nette : belle couleur violacée, arômes séduisants de fruits rouges et de poivron, mais la bouche dérape sur des tanins qui emplissent et râpent tout, avec des notes terreuses et végétales qui ne donnent pas envie d’y revenir. Déception face aux promesses extérieures d’une belle bouteille loin d’être donnée. Produit en Allemagne.
Bonne Nouvelle
(7 €, Groupe Cordier)
« Depuis plus de trente ans numéro un en France », cette gamme basique de « boissons fermentées désalcoolisées à base de raisin » a la particularité d’être largement distribuée et de provenir de coopératives du Midi. La « fine bulle » dégage de trop forts arômes de nectarine ; elle serait parfaite pour une base de kir sans alcool. Tout aussi sucré et aromatisé, le « blanc » tient du iced tea trop aqueux et porté sur la myrtille. Plus acidulé, le « rosé » reste dans l’aromatique d’une tisane de fruits rouges trop légère en bouche. Le « rouge » est plus clivant, son nez raisiné est contrebalancé par une bouche médicamenteuse et une finale râpeuse. Technique, cette gamme tient du tofu : sans vice ni vertu, elle a pris le goût de ce avec quoi on l’aromatise. Produit à Carcassonne.
French Bloom, rosé effervescent
(34 €, création d’entrepreneurs du vin : Cointreau, Moueix, Taittinger…)
Se voulant créateur du vin sans alcool haut de gamme, ce projet a tout du concept de fin d’études d’école de commerce. Haut de gamme dans son habillage instagrammable, complet avec ses logos inclusifs (0,0 %, bio, sans sucre ajouté, vegan, halal…), ce bon élève clame : « Nous n’ajoutons jamais de sucre, de sulfites ou de conservateur. » Mais on trouve, dans la liste des ingrédients, du jus de raisin blanc (édulcorant), du jus de citron (antioxydant)… Et la précision « produit d’Europe », qui ternit la mention « Organic French Bubbly ». Et dans le verre ? La couleur rosée a des reflets jaune fatigué, le nez est marqué par la rhubarbe et le céleri et la bouche, très acidulée, vire au jus de pruneau. Une bouteille qui fait meilleur effet fermée qu’ouverte.
Trois techniques
• Semblant la plus à la mode, la distillation sous vide et à basse température inverse la distillation des spiritueux : au lieu de chauffer le vin pour en retirer alcool et arômes afin de produire une eau-de-vie, on cherche à retirer un maximum d’éthanol sans emporter tous les arômes, qui doivent rester dans le vin désalcoolisé…
• Paraissant plus datée, la technique de séparation membranaire utilise un principe de nanofiltration pour que l’alcool migre dans une solution moins concentrée (osmose inverse).
• Dotée d’un nom ronflant, la technique de la colonne à cônes rotatifs (ou spinning cone column) nécessite deux passes pour que l’évaporation sous vide désaromatise puis désalcoolise le vin. Selon les recettes, des arômes peuvent être réintégrés avec de l’alcool (ce qui explique des traces dans le produit fini) et des technologies peuvent être couplées (comme une osmose avec une distillation à froid).