Benaouda Lebdai – Sami Tchak ou la vision d’une Afrique à repenser


CHRONIQUE. Au travers des pérégrinations d’un ethnologue français, l’écrivain propose un roman original, pour mieux comprendre comment l’Afrique fut inventée.






Par Benaouda Lebdai*


Sami Tchak, ecrivain et sociologue, livre un recit qui en dit long sur la maniere dont l'Afrique a reussi a noyer certains scientifiques sur ses realites.
Sami Tchak, écrivain et sociologue, livre un récit qui en dit long sur la manière dont l’Afrique a réussi à noyer certains scientifiques sur ses réalités.
© ULF ANDERSEN / Aurimages via AFP

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Le roman de Sami Tchak, Le Continent du tout et du presque rien, a reçu le Prix africain Ivoire 2022. Une reconnaissance méritée. Le dernier texte du romancier est d’une grande profondeur en termes de réflexions et de pensées sur l’Histoire de l’Afrique, ainsi que sur la manière dont le continent africain est perçu par les Occidentaux depuis le temps de la colonisation.

L’arrivée des premiers explorateurs et des missionnaires a confirmé cette tendance qui montre que l’Afrique a constamment suscité toutes sortes de désignations et d’appellations. En effet, dès le XIXe siècle, de nombreux scientifiques et autres philosophes et ethnologues se sont donné comme tâche de cataloguer, de définir et de dépeindre les peuples du continent africain de façon plutôt négative. C’est précisément cet état des recherches « pseudo-scientifiques » que tente de détricoter Sami Tchak dans ce roman dense.

Le récit s’engage sur cette thématique du monde universitaire. Le romancier se sent à l’aise dans ce domaine, car il est lui-même titulaire d’un doctorat en sociologie. Connaissant bien ce milieu, que nous dit ce texte dont la densité provient précisément du fait qu’il intègre plusieurs niveaux de situations fictionnelles, avec des personnages ayant des points de vue et des avis différents sur l’Afrique ?

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Une Afrique plurielle 

Le récit dévoile au fur et à mesure que cette entité africaine que l’on voulait maîtriser est remise en cause. L’image qui est construite par les études de terrain en Afrique et relayée en Europe, en France en particulier, n’existe pas dans la réalité. Dans cette perspective, le romancier togolais rappelle les études critiques du Palestinien Edward Saïd sur la vision de l’Autre dans son ouvrage Orientalisme. Il se trouve que Sami Tchak démontre à travers ce récit palpitant qu’il existe autant d’Afriques que de pays africains, de villages, voire de tribus. Il met en scène des situations où il souligne qu’il existe des Afriques secrètes qui ne se sont jamais révélées aux colonisateurs chercheurs. Dans cet ordre d’idées d’une Afrique multiple sans exclusion, le romancier ne marginalise pas le nord de l’Afrique d’une manière générale, et l’Algérie en particulier. Il cite dans Le Continent du tout et du presque rien avec pertinence des auteurs algériens comme Kateb Yacine et des figures anticoloniales comme celles de l’émir Abdelkader ou de Frantz Fanon. Sami Tchak démontre qu’il possède un sens aigu de l’unité africaine.

Au-delà d’un journal de bord ethnographique, démêler le vrai du faux

L’intrigue s’articule autour du personnage principal, Maurice Boyer, un ethnologue qui, dans le cadre de ses études, se rend au Togo pour étudier les mœurs et les cultures d’une tribu du nord du pays. Le récit inclut de nombreux autres personnages qui deviennent significatifs pour le développement du récit. Ces personnages prennent forme au fur et à mesure, car ils se densifient autour de Maurice Boyer, un Français qui s’intéresse fortement à l’Afrique. Inspiré par ses aînés, en particulier par son maître Georges Balandier, un ethnologue renommé, il se lance dans l’étude d’Africains à travers la tribu Tems dans le village Tèdi, dont le chef est Wouro Tou. Ce dernier va jouer un rôle important lors du séjour « scientifique » de Maurice Boyer sur les habitants de Tèdi. Il séjourne deux années consécutives dans ce village, ce qui lui confère auprès de ses pairs le titre d’ethnologue spécialiste de la tribu des Tems, une autorité en la matière en France mais aussi auprès d’ethnologues africains, ce qui est un paradoxe. Et c’est ce que le récit révèle, la paresse de nombreux intellectuels africains qui ne se réfèrent qu’aux travaux venus de l’Occident, au lieu de devenir eux-mêmes des références en la matière.

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Une volonté de « penser l’Afrique », depuis l’extérieur

Le tour de force est de mettre en scène le séjour de Maurice Boyer qui ne connait en fait que superficiellement le village Tèdi malgré les deux années qu’il y a passées. Il n’apprend rien des us et coutumes des « Tems », il n’a pas étudié leur culture la plus profonde ni le fonctionnement du tissu social. Il est resté étranger à toute la culture de cette tribu. Sami Tchak décrit ainsi les multiples expériences qu’il a vécues, comme celle avec l’imam qui l’a marqué à vie, ou celle avec l’épouse de ce dernier, ce qui révèle que Maurice Boyer a plus appris sur lui-même, sur ses désirs et ses fantasmes les plus enfouis, que sur l’Afrique et ses secrets spirituels et culturels.

Il est à souligner que l’imam lui-même vivait en dehors de la vie du village des « Tems », ce qui accentue la distance que Maurice Boyer a eu avec les « Tems ». Sa relation avec le chef du village Wouro Tou ainsi que sa dernière épouse Amama, une femme d’une beauté exceptionnelle, relève sans aucun doute plus d’une expérience humaine, que celle d’un ethnologue. Wouro-Tou jette Amama dans les bras de Maurice Boyer de manière subtile pour que cette dernière ne le quitte pas.

Le lecteur reste dans le flou quant aux intentions de Wouro Tou, car rien n’est explicite dans le récit, ce qui ajoute de la force à l’intrigue à multiples tiroirs. Dans cet imbroglio de relations physiques, Maurice Boyer constate qu’il n’avance guère dans ses recherches « scientifiques », qu’il n’apprend rien sur les « Tems », qu’il reste en dehors de leur culture, en dehors de l’organisation structurelle du village. Il est en fait l’invité étranger que l’on tolère par hospitalité généreuse. L’ironie est qu’il a appris plus sur la culture des Tems après sa retraite grâce aux réseaux sociaux que pendant son séjour, et cela, lui, le sait.

 

Sans raconter les différentes intrigues qui font le sel de ce récit, Sami Tchak dépeint combien les études ethnologiques sur les Africains furent utilisées à des fins politiques de domination. Dans le même temps, les critiques contre les intellectuels africains postcoloniaux paresseux en termes de recherche sont présentes dans un roman sans concession. Ma seule réticence est le fait que Sami Tchak nomme certains universitaires encore en activité, ce qui enlève de la magie d’un texte de fiction et enlève la force que procure l’imaginaire dans toute fiction.

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